Londres, 2 octobre 1872
- ... , mais, après tout, la terre
est assez vaste, répondit Andrew Stuart
- Elle l'était autrefois... », dit à mii-voix Phileas Fogg.
Puis : « A vous de couper,
monsieur », ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas
Flanagan.
La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt
Andrew Stuart la reprenait, disant :
« Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par
hasard ?
- Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr.
Fogg. La terre a diminué, puisqu'on la parcourt maintenant dix
fois plus vite qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le cas
dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.
- Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !
- A vous de jouer, monsieur Stuart ! » dit Phileas Fogg.
Mais l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie
achevée :
« Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez
trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a
diminué ! Ainsi parce qu'on en fait maintenant le tour en trois mois...
- En quatre-vingts jours seulement, ditt Phileas Fogg.
- En effet messieurs, ajouta John Sulliivan, quatre-vingts jours,
depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte
sur le « Great-Indian peninsular railway », et voici le calcul
établi par le Morning Chronicle :
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- Oui, quatre-vingts jours !
s'écria, Andrew Stuart, qui par inattention, coupa une carte
maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents
contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
- Tout compris, répondit Phileas Fogg een continuant de jouer,
car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.
- Même si les Hindous
ou les Indiens enlèvent les rails ! s'écria Andrew
Stuart, s'ils arrêtent les trains,
pillent les fourgons, scalpent les voyageurs !
- Tout compris », répondit Phileas Foggg, qui, abattant son jeu,
ajouta : « Deux atouts maîtres. »
Andrew Stuart, à qui c'était le tour
de « faire », ramassa les cartes en disant :
« Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la
pratique...
- Dans la pratique aussi, monsieur Stuaart.
- Je voudrais bien vous y voir.
- Il ne tient qu'à vous. Partons ensembble.
- Le Ciel m'en préserve ! s'écria Stuart, mais je
parierais bien quatre mille livres (100 000 F) qu'un tel voyage,
fait dans ces conditions, est impossible.
- Très possible, au contraire, réponditt Mr. Fogg.
- Eh bien, faites-le donc !
- Le tour du monde en quatre-vingts jours ?
- Oui.
- Je le veux bien.
- Quand ?
- Tout de suite.
- C'est de la folie ! s'écria Andrew Sttuart, qui commençait à
se vexer de l'insistance de son partenaire. Tenez ! jouons
plutôt.
- Refaites alors, répondit Phileas Foggg, car il y a maldonne. »
Andrew Stuart reprit les cartes d'une main
fébrile ; puis, tout à coup, les posant sur la table :
« Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre
mille livres !...
- Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmeez-vous. Ce n'est pas
sérieux.
- Quand je dis : je parie, répondit Anddrew Stuart, c'est
toujours sérieux.
- Soit ! » dit Mr. Fogg. Puis, se tournnant vers ses collègues :
« J'ai vingt mille livres (500 000 F) déposées chez Baring
frères. Je les risquerai volontiers...
- Vingt mille livres ! s'écria John Sulllivan. Vingt mille livres
qu'un retard imprévu peut vous faire perdre !
- L'imprévu n'existe pas, répondit simpplement Phileas Fogg.
- Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatrre-vingts jours n'est
calculé que comme un minimum de temps !
- Un minimum bien employé suffit à toutt.
- Mais pour ne pas le dépasser, il fautt sauter mathématiquement
des railways dans les paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer !
- Je sauterai mathématiquement.
- C'est une plaisanterie !
- Un bon Anglais ne plaisante jamais, qquand il s'agit d'une chose
aussi sérieuse qu'un pari, répondit Phileas Fogg. Je parie
vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou
moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux
cents minutes. Acceptez-vous ?
- Nous acceptons, répondirent MM. Stuarrt, Fallentin, Sullivan,
Flanagan et Ralph, après s'être entendus.
- Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvrres part à huit heures
quarante-cinq. Je le prendrai.
- Ce soir même ? demanda Stuart.
- Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en
consultant un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui
mercredi 2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans ce
salon même du Reform-Club, le samedi 21 décembre, à huit
heures quarante-cinq du soir, faute de quoi les vingt mille
livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring frères
vous appartiendront de fait et de droit, messieurs. -- Voici un
chèque de pareille somme. »
Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les
six co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il
n'avait certainement pas parié pour gagner, et n'avait engagé
ces vingt mille livres -- la moitié de sa fortune -- que parce
qu'il prévoyait qu'il pourrait avoir à dépenser l'autre pour
mener à bien ce difficile, pour ne pas dire inexécutable
projet. Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient émus,
non pas à cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils se
faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.
Sept heures sonnaient alors. On offrit à Mr. Fogg de suspendre
le whist
afin qu'il pût faire ses préparatifs de départ.
« Je suis toujours prêt ! » répondit cet impassible
gentleman, et donnant les cartes :
« Je retourne carreau, dit-il. A vous de jouer, monsieur Stuart.
»