Londres, 2 octobre 1872

 

 

 

 

- ... , mais, après tout, la terre est assez vaste, répondit Andrew Stuart
- Elle l'était autrefois... », dit à mii-voix Phileas Fogg. Puis : « A vous de
couper, monsieur », ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan.

La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant :

« Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par hasard ?
- Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr. Fogg. La terre a diminué, puisqu'on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.
- Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !
- A vous de jouer, monsieur Stuart ! » dit Phileas Fogg.
Mais l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie achevée :

« Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué ! Ainsi parce qu'on en fait maintenant le
tour en trois mois...
- En quatre-vingts jours seulement, ditt Phileas Fogg.
- En effet messieurs, ajouta John Sulliivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le « Great-Indian peninsular railway », et voici le calcul établi par le Morning Chronicle :

De Londres à Suez par le Mont-Cenis et
Brindisi, railways et paquebots
7 j
De Suez à Bombay, paquebot 13 j
De Bombay à Calcutta, railway 3 j
De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot 13 j
De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot 6 j
De Yokohama à San Francisco, paquebot 22 j
De San Francisco à New York, railroad 7 j
De New York à Londres, paquebot et railway 9 j
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Total 80 j

- Oui, quatre-vingts jours ! s'écria, Andrew Stuart, qui par inattention, coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
- Tout compris, répondit Phileas Fogg een continuant de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus le
whist.
- Même si les
Hindous ou les Indiens enlèvent les rails ! s'écria Andrew Stuart, s'ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs !
- Tout compris », répondit Phileas Foggg, qui, abattant son jeu, ajouta : « Deux atouts maîtres. »

Andrew Stuart, à qui c'était le
tour de « faire », ramassa les cartes en disant :

« Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la pratique...
- Dans la pratique aussi, monsieur Stuaart.
- Je voudrais bien vous y voir.
- Il ne tient qu'à vous. Partons ensembble.
- Le
Ciel m'en préserve ! s'écria Stuart, mais je parierais bien quatre mille livres (100 000 F) qu'un tel voyage, fait dans ces conditions, est impossible.
- Très possible, au contraire, réponditt Mr. Fogg.
- Eh bien, faites-le donc !
- Le
tour du monde en quatre-vingts jours ?
- Oui.
- Je le veux bien.
- Quand ?
- Tout de suite.
- C'est de la folie ! s'écria Andrew Sttuart, qui commençait à se vexer de l'insistance de son partenaire. Tenez ! jouons plutôt.
- Refaites alors, répondit Phileas Foggg, car il y a maldonne. »

Andrew Stuart reprit les cartes d'une
main fébrile ; puis, tout à coup, les posant sur la table :

« Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille livres !...
- Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmeez-vous. Ce n'est pas sérieux.
- Quand je dis : je parie, répondit Anddrew Stuart, c'est toujours sérieux.
- Soit ! » dit Mr. Fogg. Puis, se tournnant vers ses collègues :
« J'ai vingt mille livres (500 000 F) déposées chez Baring frères. Je les risquerai volontiers...
- Vingt mille livres ! s'écria John Sulllivan. Vingt mille livres qu'un retard imprévu peut vous faire perdre !
- L'imprévu n'existe pas, répondit simpplement Phileas Fogg.
- Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatrre-vingts jours n'est calculé que comme un minimum de temps !
- Un minimum bien employé suffit à toutt.
- Mais pour ne pas le dépasser, il fautt sauter mathématiquement des railways dans les
paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer !
- Je sauterai mathématiquement.
- C'est une plaisanterie !
- Un bon Anglais ne plaisante jamais, qquand il s'agit d'une chose aussi sérieuse qu'un pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le
tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous ?
- Nous acceptons, répondirent MM. Stuarrt, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après s'être entendus.
- Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvrres part à huit heures quarante-cinq. Je le prendrai.
- Ce soir même ? demanda Stuart.
- Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui mercredi 2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform-Club, le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs. -- Voici un chèque de pareille somme. »

Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il n'avait certainement pas parié pour gagner, et n'avait engagé ces vingt mille livres -- la moitié de sa fortune -- que parce qu'il prévoyait qu'il pourrait avoir à dépenser l'autre pour mener à bien ce difficile, pour ne pas dire inexécutable projet. Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient émus, non pas à cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils se faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.

Sept heures sonnaient alors. On offrit à Mr. Fogg de suspendre le
whist afin qu'il pût faire ses préparatifs de départ.

« Je suis toujours prêt ! » répondit cet impassible gentleman, et donnant les cartes :
« Je retourne carreau, dit-il. A vous de jouer, monsieur Stuart. »

 

 

BIBLIO