PANISSE, impatient.

Eh bien, quoi? C'est à toi!

ESCARTEFIGUE

Je le sais bien. Mais j'hésite...
Il se gratte la tête. Un client de la terrasse frappe sur la table de marbre.

CÉSAR, au chauffeur.

Hé, l'extra! On frappe!
Le chauffeur qui faisait tourner la roue du comptoir tressaille et crie.

LE CHAUFFEUR

Voilà! Voilà!
Il saisit un plateau vide, jette une serviette sur son épaule et s'élance, vers la terrasse.

CÉSAR, à Escartefigue.

Tu ne vas pas hésiter jusqu'à demain!

M. BRUN

Allons, capitaine, nous vous attendons!
Escartefigue se décide soudain. Il prend une carte, lève le bras pour la jeter sur le tapis, puis, brusquement, il la remet dans son jeu.

ESCARTEFIGUE

C'est que la chose est importante! (A César.) Ils ont trente-deux et nous, combien nous avons?
César jette un coup d'oeil sur les jetons en os qui sont près de lui, sur le tapis.

CÉSAR

Trente.

M. BRUN, sarcastique.

Nous allons en trente-quatre.

PANISSE

C'est ce coup-ci que la partie se gagne ou se perd.

ESCARTEFIGUE

C'est pour ça que je me demande si Panisse coupe a coeur.

CÉSAR

Si tu avais surveillé le jeu, tu le saurais.

PANISSE, outré

Eh bien, dis donc, ne vous gêner plus! Montre-lui ton jeu puisque tu y est!

CÉSAR

Je ne lui montre pas mon jeu. Je ne lui ai donné aucun renseignement.

M. BRUN

En tout cas, nous jouons à la muette, il est défendu de parler.

PANISSE

Et si c'était une partie de championnat. tu serais déjà disqualifié.

CÉSAR, froid.

J'en ai vu souvent des championnats. J'en ai vu plus de dix. Je n'ai jamais vu une figure comme la tienne.

PANISSE

Toi, tu es perdu. Les injures de ton agonie ne peuvent pas toucher ton vainqueur.

CÉSAR

Tu es beau. Tu ressembles a la Statue de Victor Gelu.

ESCARTEFIGUE, pensif.

Oui, et je me demande toujours s'il coupe a coeur.
A la dérobée, César fait un signe qu'Escartefigue ne voit pas, mais Panisse l'a surpris.

PANISSE, furieux.

Et je te prie de ne pas lui faire de signes.

CÉSAR

Moi je lui fais des signes? Je bats la mesure.

PANISSE

Tu ne dois regarder qu'une seule chose : ton jeu. (A Escartefigue.) Et toi aussi.

CÉSAR

Bon.
Il baisse les yeux vers ses cartes.

PANISSE, à Escarcefigue.

Si tu continues à faire des grimaces, je fous les cartes en l'air et je rentre chez moi.

M. BRUN

Ne vous fâchez pas, Panisse. Ils sont cuits.

ESCARTEFIGUE

Moi, je connais très bien le jeu de la manille et je n'hésiterais pas une seconde si j'avais la certitude que Panisse coupe à coeur.

PANISSE

Je t'ai déjà dit qu'on ne doit pas parler, même pour dire bonjour à un ami.

ESCARTEFIGUE

Je ne dis bonjour à personne. Je réfléchis.

PANISSE

Eh bien! réfléchis en silence... Et ils se font encore des signes! Monsieur Brun, surveillez Escartefigue. Moi, je surveille César.

CÉSAR, à Panisse.

Tu te rends compte comme c'est humiliant ce que tu fais là? Tu me surveilles comme un tricheur. Réellement, ce n'est pas bien de ta part. Non, ce n'est pas bien.

PANISSE, presque érnu.

Allons, César, je t'ai fait de la peine?

CÉSAR

Quand tu me parles sur ce ton, quand tu m'espinches comme si j'étais un scélérat, eh bien, tu me fends le coeur.

PANISSE

Allons, César...

CÉSAR

Oui, tu me fends le coeur. Pas vrai, Escartefigue? Il nous fend le coeur.

ESCARTEFIGUE, ravi.

Très bien!
II jette une carte sur le tapis. Panisse la regarde, regarde César, puis se lève brusquement, plein de fureur.

 

 

 

BIBLIO