Calcutta, 1969

Un petit malaise en moi et je sens que mon pouvoir de fascination a trouvé son objet. C'est le pédiculteur que j'ai déjà vu plusieurs fois sur la pelouse dévastée, en face de ChowRinghee. J'ai vu dans le dictionnaire que pou venait de pediculus, alors cet éleveur de poux, je l'appelle pédiculteur. Il a des cheveux comme un fichu sur la tête, longs jusqu'à la ceinture et un chiffon autour de la taille. Il est accroupi entre deux enfants à tignasse, aux yeux lourdement charbonnés au khôl. On peut passer sans le remarquer, on peut lui accorder une halte de quelques instants - mendiant entre des milliers d'autres - sans percer sa spécialité. Je la perçai par hasard. La première fois, je vis une vieille Indienne remettre un petit sachet de papier journal à l'homme qui l'ouvrit, se mit à sourire, à jubiler, à tripoter, à caresser des petites choses invisibles, à leur parler, puis à verser le contenu du sachet dans une boite pleine d'eau, son verre, à les tremper, à les laver l'un après l'autre, ces poux, au cas où ils proviendraient d'une peau moins pure que la sienne et enfin à les déposer un à un toujours avec quelle lenteur, quelle minutie, quelle délectation, à l'extrémité d'une touffe de ses cheveux; ou derrière sa ceinture, dans son pubis.

La barbe de cet homme était poivrée de minuscules confettis vivants et ses cheveux, mouvants, jetaient des moires au soleil. Ces moires étaient des nids, des colonies mouvantes de poux, que je pris d'abord pour des puces ou des poux d'animaux ou de plantes, mais non, des poux d'homme, crabes rniniatures, plats et pattus qui ponctuaient l'immense parasol noir à reflets rougeâtres, effiloché, ébouriffé qu'était sa chevelure.

A cette découverte, j'eus un frisson, puis l'envie de me gratter. Des badauds, tous indiens, se grattaient autour de moi, mais aucun ne souriait ni ne manifestait indignation ou hâte de fuir. Babou avait déjà vu, ici ou là, des pédiculteurs, mais ne m'en avait soufflé mot, ou peut-être m'en a-t-il parlé sans que je l'écoute. L'homme ne se grattait jamais, mais les enfants, si. car eux aussi avaient les cheveux saupoudrés de poux. Se gratter devait leur étre interdit, ils le faisaient en cachette de l'homme ou bien secouaient la tête à coups brefs et vifs pour calmer leur prurit. (Au moment que j'écris, voici que je me gratte encore.) Les feuilles de journaux étalés autour des trois pouilleux ne leur servaient pas de nattes, mais a recueillir les insectes tombés. Ils les ramassaient, comme des carats de diamants, le nez à ras du sol. Quand l'homme soulevait les bras et tordait son cou pour inspecter ses aisselles, son regard et ses gestes se faisaient si câlins, si maternels que là, sous ses bras, devaient être sa créche, sa pouponnière. Les poux que j'ai vus incrustés dans les plis de ses aines et autour de son nombril étaient si gros que cet éleveur avait du acquérir l'art de distinguer et de trier les poux mâles des poux femelles; il devait garder dans la réserve de son pubis ceux-là et dans sa filasse ceux-ci. Les pièces de monnaie qu'on lui jetait n'atterrissaient jamais sur les feuilles où pleuvaient les poux qui s'y tassaient en pelotes, mais sur la terre, ces piécettes constituant pour ces bestioles des torpilles pouvant porter atteinte a leur vie, et, instinctivement, les Indiens le savaient.

 

 

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