le journal d'Anaïs Nin

Greenwich Village
juin 1945


j'aime les jeunes

Mort à 17 ans,
tué au combat.

L'histoire de Gaspard Hauser est beaucoup plus belle que celle du Christ. C'est une histoire d'innocence. d'un rêveur détruit par le monde. D'abord l'enfant est emprisonné. Puis il est abandonné à des étrangers. La puissance, les intrigues, un sombre cynisme, tout concourt à l'assassiner. Jamais la laideur du monde ne fut plus clairement représentée. Gaspard Hauser est mort à dix-sept ans, tué au combat en Extrême-Orient. J'ai lu les Lettres à un jeune poète de Rilke. Une émotion est pure chaque fois qu'elle s'empare de tout votre être. Qu'est-ce qui m'attire donc vers les jeunes? Lorsque je suis en compagnie de gens rassis, je sens leur rigidité, leur étroite cristallisation. Ils sont devenus, du moins à mes yeux, comme les statues de célébrités. Terminés. Définitifs .»

L'Amérique serait-elle trop réaliste?

Frances et moi jouons des parties d'échecs psychologiques. Frances aimerait me voir un peu plus réaliste. C'est elle qui m'a incitée à imprimer les histoires de Under a Glass Bell. Ce que j'élimine de mon oeuvre je l'élimine, le rejette, le supprime aussi de la vie parce que je ne crois pas que ce soit important. Cela alourdit, tue la vision et les perceptions spirituelles. Trop de housses. Nous sommes suffisamment limités comme cela sans nous surcharger de faits qui ne peuvent nous inspirer, nous nourrir ou nous libérer. Frances reconnaît qu'à s'intéresser presque uniquement à ses voyages intérieurs, qui sont d'une richesse, d 'une fécondité immenses, elle a rendu plus vivant cet univers intérieur. Tout le reste pour moi est accessoire, constitue des obstacles, des interférences, des engorgements . L'Amérique souffre d'un excès de réalisme, de « dreisérisme » trop de Hemingway et de Thomas Wolfe. J'ai une passion pour la libération de toutes les contingences statistiques, descriptions littérales et photographiques. Après cette conversation, Frances rêva que j'étais une bohémienne, une nomade, mue par une quête spirituelle.

Je lis Eliot pour faire plaisir à Frances. Il a un esprit formel et méthodique. Je n'aime pas sa moralité victorienne. Une philosophie nouvelle émergera de notre développement psychologique. Nous aurons que le bien et le mal ne sont pas

des éléments séparés, mais sont actifs dans la même personne, dialectiquement à des périodes différentes, et changent d'aspect dans des circonstances différentes. C'est pourquoi, lorsque Eliot s'en prend aux personnages de Lawrence, il parle en puritain de cette amoralité . Lawrence a fait monter à la surface tout l'inconscient sans contrôle ni choix, présentant comme telles les impulsions contradictoires. Bien sûr, en admettant la force du sentiment de la culpabilité, la psychanalyse admet l'existence en nous de la conscience et de la censure religieuse. La tâche importante qui incombe à la littérature, c'est de libérer l'homme, non de le censurer, et c'est pourquoi le puritanisme a été la force la plus mauvaise et la plus destructrice qui ait jamais opprimé les êtres et leur littérature : il a provoqué l'hypocrisie, la perversion, la peur et la stérilité. On a écrit un livre pour expliquer comment le puritanisme a détruit la grandeur universelle de la littérature américaine pour le monde, a mutilé Emerson, Whitman et d'autres. La valeur d'Henry Miller ne réside nullement dans ses qualités morales ou spirituelles, mais dans la façon dont il a pulvérisé les cristallisations puritaines. Il a été une force libératrice. Il y a de nombreuses manières d'être libre. L'une consiste à transcender la réalité par l'imagination, ainsi que j'essaie de le faire.


Réponse au courrier des lecteurs

J'aime vivre toujours au début de la vie, pas
à la fin. Nous perdons tous une part de notre foi, opprimés par la folie de nos chefs, l'incohérence de l'histoire, les cruautés pathologiques de la vie quotidienne. Ma nature me porte à toujours commencer, à croire, et c'est ainsi que je trouve votre compagnie plus féconde que celle, mettons, d'un Edmund Wilson, qui me ses opinions, ses croyances et son savoir comme la vérité ultime. Les personnes âgées suivent des filières rigides. Elles oublient la curiosité, le risque, l'exploration. Vous n'avez pas encore découvert que vous avez beaucoup à donner, et que plus l'on donne, plus l'on s'enrichit. J'ai été bien étonnée que vous ayez l'impression, chaque fois que vous écriviez une histoire, d'abandonner un de vos rêves et de vous retrouver appauvri. Mais vous n'avez pas réfléchi qu'alors le rêve est planté chez d'autres, que d'autres commencent à le vivre aussi, il est partagé, il est le début d'une amitié, d'un amour. Comment donc a été construit ce monde que vous avez apprécié, les amis qui m'entourent et que vous avez aimés ? Ils sont venus pour répondre et pour remplir la source. Pablo a entendu Under a Glass Bell qui le conviait à une fiesta et il est venu avec ses histoires à lui. Il ne faut pas avoir peur, se montrer réticent, compter chichement ses pensées et ses sentiments. Il est vrai aussi que la création vient d'une surabondance, il faut donc que vous appreniez à absorber, à vous imbiber, à vous nourrir, sans crainte d'être rassasié. La plénitude est comme une lame de fond qui vous emporte irrésistiblement vers l'expérience et l'écriture.

Laissez-vous couler et déborder, laissez la température augmenter, acceptez tous les épanchements, toutes les intensifications. L'excès engendre toujours quelque chose : le grand art est né des grandes terreurs, de la grande solitude, des grandes inhibitions et instabilités, et il les compense toujours. S'il vous semble que j'évolue dans un monde de certitudes, vous, par contre, devez profiter du grand privilège de la jeunesse qui consiste à évoluer dans un monde de mystères. Mais l'un et l'autre doivent être régis par la foi.

Hier soir, Dali n'a pas failli à sa réputation

Dali égal à lui même

Dali est apparu à une conférence en tenue de scaphandrier. Je commençai par rire d'une telle absurdité, comme le reste de l'assistance, puis je compris la signification profonde de la chose. L'artiste se fraie un chemin dans le Moi le plus secret, le plus profond, le plus inconscient, où réside la source réelle de la création. Souvent je me dis que nous sommes comme la terre elle-même, remplis de trésors cachés, d'or, de pierres précieuses, de feu, de métaux ou des richesses au fond de la mer, qui sont tous enfouis et qu'il faut amener à la surface. Nous pourrions également revêtir une tenue de mineur.

Cinéma

Vu plusieurs films de Maya Deren.Matériaux oniriques véritablement inconscients, meilleurs par certains côtés que les premiers
films surréalistes parce qu'il n'y a pas d'effets
artificiels, on se contente simplement de suivre les fils de la fantaisie. Subtilité de la caméra. Suis allée avec Frances et Tom.
Meshes of the Afternoon : Un film qui traite des réalités intérieures d'un individu et de la manière dont le subconscient développe un incident banal à première vue en une expérience émotionnelle critique.
At Land : « Un film qui fait songer à une odyssée inversée, où l'Univers prend l'initiative du mouvement et confronte l'individu à une fluidité continuelle à laquelle il cherche à se relier comme à une identité constante. »
Je distingue l'influence de
Cocteau bien que
Maya Deren n'ait recours à aucun symbolisme ni artifice pour présenter le rêve. Le rêve ressemble au réalisme. Les objets ne sont pas modifiés, il n'y a pas de mystère. I1 n'y a rien qui indique que l'on rêve ou que l'on fait des associations libres. Curieux prosaïsme imposé à l'imagination.

  • En bref

Je repense à un fait qui peut paraître sans importance : Moira n'a pas recousu le bouton de son corsage. De là au «déboutonnage» français qui implique un certain exhibitionnisme. Je songeais à la femme orientale trop serrée qui se desserre ensuite à l'extrême.

 

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