Dortmund, 12 mars 1932

 

C'est à Dortmund que j'ai entendu l'idole d'un tiers de l'Allemagne, celui qui s'intitule le « Führer », ce chef qui remue tant de passions, de haines, d'espérances; bref: Adolf Hitler.

Aciéries Armco, Ohio, 1922 par Edward Weston Dortmund, ancienne ville hanséatique, est aujourd'hui l'un de ces lieux dantesques où les usines géantes cachent le ciel de leurs fumées, où un paysage abstrait fait de hauts fourneaux, de caissons monstrueux, de futaies métalliques, a remplacé le paysage vivant.
Fritz Thyssen, principal commanditaire de Hitler, seigneur de l'acier, y règne; et l'édifice qui contient les bureaux de son empire a l'air d'un
palais écrasant.
Sur le canal qui mène au Rhin dorment de lourdes péniches. A côté de cites ouvrières monotones comme des casernes, de lamentables maisons abritent les
chômeurs.
Ils sont trois cent cinquante mille avec leurs
familles, sur une population de six cent mille âmes.Une atmosphère sinistre enveloppe la ville. La municipalité n'arrive plus à payer ses employés. Les prisons sont surpeuplées, certains malheureux ne commettent des délits que pour avoir un toit sur leur tête et une nourriture assurée.
Des escouades de schupos patrouillent en permanence nuit et jour.
Tel était le terrain favorable que Hitler trouvait pour son agitation. Il devait parler à la Westphalenhalle, immense vaisseau de ciment, situé aux lisières de la ville, et qui peut contenir une vingtaine de milliers d'auditeurs.

(...)
A la tribune, placée à quelques mètres de là, se dressa un grand garçon maigre. Il leva la
main et, dans un silence solennel, annonça d'une voix pénétrée:
- Nous apprenons qu'Adolf Hitler vient d'arriver à Dortmund.
On eût dit qu'il parlait d'un grand prêtre ou d'un prophète.
- Adolf Hitler parlera à neuf heures, aajouta le messager du Führer.
Et, pour le remercier, la salle répondit par une vaste clameur.
Ainsi les foules n'étaient admises à contempler le visage de Hitler qu'au moment où il s'adressait à elles. Le devin ne descendait de ses nuées, chargées de foudres et de mystiques promesses, que pour délivrer son message.
A ce moment, les trompettes, les fifres, les
tambours retentirent. Sur la piste circulaire ménagée entre les gradins et le parterre, le défilé des troupes de choc et des partisans hitlériens de la région commença.
Cent bannières portant la croix gammée se suivirent comme une théorie frémissante. Puis vinrent les aviateurs de Hitler, portant le casque de cuir noir, puis les croix de fer.
Enfin, ses jeunes adhérents.
Là, ce fut une vision de cauchemar. Etaient-ce le résultat des fumées d'usines? le
chômage? l'épuisement physiologique d'un peuple mal nourri depuis des années et des années? Je n'en sais rien, mais comment oublier cet affreux spectacle?

Section par section, défilaient des rachitiques, des corps déformés, des visages d'anormaux...Toute cette adolescence était flétrie, vieillie, rongée par une atroce débilité physique et morale. Il semblait qu'elle sortît d'un hôpital, d'un hospice, d'un asile . Et le salut hitlérien qu'exécutaient leurs bras raides et chétifs, le mouvement des têtes ou trop lourdes ou trop petites, tournées vers la tribune, ajoutait à cette misère quelque chose de mécanique, d'hypnotisé, de maladif, qui serrait le coeur de pitié et d'angoisse.
Mais des gradins, des rangs éloignés du parterre, on ne pouvait distinguer cela et les ovations accompagnèrent le déroulement de ces cohortes spectrales.
(...)
Et le silence se fit... et de longues minutes coulèrent... et une rumeur vint du dehors... et une fanfare, plus vive, plus triomphale que n'avaient été les autres, éclata. Toute la salle fut debout. Les bras se levèrent dans le salut importé d'Italie.
Encadré par ses gardes du corps, si nombreux et si massifs qu'ils cachaient complètement leur maître, Hitler passa le long de la piste, au milieu d'un incroyable délire. Aussitôt la table derrière laquelle se trouvaient ses assistants se couvrit de fleurs. Et celui qu'on attendait avec passion parut à la tribune.
Jamais stupeur ni déception ne furent aussi grandes que les miennes en cet instant. Devant moi se tenait un homme vêtu d'un médiocre costume noir, sans élégance, ni puissance, ni charme, un homme quelconque, triste et assez vulgaire. Une raie soigneuse sur le côté partageait ses cheveux plats et ternes. Il avait le front plat, le
nez court et relevé en l'air par une pointe aiguë, les joues étaient roses.
Au-dessus d'une toute petite bouche une moustache réduite à une tache noire semblait l'effet d'un comique laborieux.
Cet homme, c'était Adolf Hitler.
Aux premières phrases, mon incrédulité fut plus profonde encore. La voix était banale, un peu rauque, commune; la diction indistincte, sans prolongement, sans ces résonances mystérieuses qui séduisent, subjuguent, emportent.
Soudain, je commençai à entrevoir la vérité. HitIer avait abordé jusque-là les questions générales, les lieux communs des orateurs de son parti. Brusquement, il cria :
- Je suis fier que, grâce à moi, les soocial-démocrates soient aux pieds de Hindenburg. Oui, grâce à moi! Par peur de moi !
Il se frappa la poitrine. Aussitôt, il y eut comme un déclic dans toute sa personne. Le visage s'anima, le petit nez se dressa plus orgueilleusement, et la petite bouche fut crispée de passion. Adolf Hitler commençait à avoir du talent: il parlait de lui.

Je ne veux ni plaisanter ni déformer. En toute sincérité et en toute indépendance de jugement, je n'ai discerné, dans le pouvoir de Hitler, que ce levier, le magnétisme: l'homme est ivre de lui-même et l'ivresse, par sa superbe, par sa suffisance, son emphase, il l'a communiquée peu à peu à des gens que la misère et l'humiliation, l'incertitude où ils sont de leur pays, de leur destin et d'eux-mêmes, poussent vers celui que son propre personnage contente au-delà de toute mesure.

Le dictateur, Charlie Chaplin

 

 

la guerre approchait
(suite)

 

BIBLIO