SUZANNE

Tu aurais eu à coeur de le faire boire que tu ne t'y serais pas pris autrement.

QUENTIN

Si, j'aurais bu avec lui ! ...

SUZANNE

Peut-être pourrais-tu recommencer à prendre un peu de vin à table. Je te regardais hier soir faire les honneurs de notre cave et je pensais que tu avais beaucoup de mérite. Je ne voudrais pas que tu te sentes en état d'infériorité vis-à-vis de qui que ce soit à cause de moi.

QUENTIN

Dis toi bien que si quelque chose devait me manquer, ce ne serait pas le vin mais l'ivresse. Comprends-moi : des ivrognes vous ne connaissez que les malades, ceux qui vomissent, et les brutes, ceux qui recherchent l'agression à tout prix; il y a aussi les princes incognito qu'on devine sans parvenir à les identifier. Ils sont semblables à l'assassin du fameux crime parfait, dont on ne parle que lorsqu'il est raté. Ceux-ci, l'opinion ne les soupçonne même pas; ils sont capables des plus beaux compliments ou des plus pires injures; ils sont entourés de ténèbres et d'éclairs; ce sont des funambules persuadés qu'ils continuent de s'avancer sur le fil alors qu'ils l'ont déjà quitté, provoquant les cris d'admiration ou d'effroi qui peuvent les relancer ou précipiter leur chute; pour eux, la boisson introduit une dimension supplémentaire dans l'existence, surtout s'il s'agit d'un pauvre bougre d'aubergiste comme moi, une sorte d'embellie, dont tu ne dois pas te sentir exclue d'ailleurs, et qui n'est sans doute qu'une illusion, mais une illusion dirigée... Voilà ce que je pourrais regretter. Tu vas imaginer que je fais l'éloge de l'ivresse parce que Fouquet traverse une mauvaise passe actuellement et que ce garçon me plaît bien, en cela tu auras raison pour une bonne part; autrement, je ne me permettrais pas d'agiter ce spectre devant toi, que j'ai tant tourmentée autrefois et qui m'as entouré d'une façon si vaillante.

SUZANNE

Il y avait quand même longtemps qu'il n'était plus question de tout cela entre nous...

QUENTIN

...

SUZANNE

Certes, M. Fouquet ne ressemble pas aux épaves qu'on voit flotter dans la région...
En somme, nous savons presque tout de lui maintenant. Dans une certaine mesure, je t'avouerais que je suis rassurée.

QUENTIN, placidement

Suzanne, tu n'as que des qualités; physiquement, tu as bien vieilli telle que je pouvais l'espérer; en ce moment même, tu es parfaite dans ton double rôle d'épouse et d'hôtelière, mais tu m'ennuies, tout bêtement, tu m'ennuies... Je ne vois pas en quoi ce que tu sais de M. Fouquet peut te rassurer; en revanche, à ta place je m'inquiéterais d'avoir un mari qui vient de découvrir que tout ce qui était rassurant était ennuyeux, comme ces souvenirs qui nous entourent, dont on ne peut rien retrancher, auxquels on ne peut rien ajouter, parmi lesquels nous allons bientôt prendre la pose à notre tour; car nous arrivons à la dernière étape de notre vie... Alors, de l'imprévu, moi, brusquement, j'en demande encore et je le prends où il se trouve. Je ne veux pas qu'à mon côté on s'acharne à le réduire sitôt qu'il se présente.

SUZANNE

...

QUENTIN

...

SUZANNE

Je pense qu'il n'est pas mauvais que tu t'éloignes un peu. Ce petit voyage va te remettre les esprits en place.

QUENTIN

Tu as raison. Je suis ridicule. Il vaut mieux voir les choses telles qu'elles sont. Ces idées d'un autre monde, d'une autre vie possible, prochaine et pourtant dérobée, je dois les tenir de la religion où j'ai été élevé. Il y a du mysticisme dans l'extase d'un ivrogne contemplatif...

SUZANNE

...

QUENTIN

Bien que je ne croie pas tellement qu'un homme possède une histoire en propre; le goût qu'ont certains de mettre les leurs dans la communauté, de partager celles des autres, répond certainement à une nécessité profonde de l'espèce. Car enfin la capacité d'éprouver les tristesses ou les joies d'autrui nous distingue de l'animal. Et il faut bien reconnaître, là encore, que la constitution de ce patrimoine affectif ne s'opère jamais que devant un verre...

 

 

 

BIBLIO