Vladivostok, février 1919

 

L'Aquarium était, en février 1919, le seul établissement de nuit qui comptât dans Vladivostok. Je n'ai vraiment pas connu, depuis, bientôt cinquante ans que je roule à travers les pays et les continents, d'endroit plus nocturne. Je veux dire par là qu'il n'ouvrait ses portes qu'à deux heures du matin. Et comme la nuit sibérienne est très longue en hiver, les clients de l'Aquarium, avaient du temps devant eux avant de voir se lever le soleil.
Clients venus de tous les points du monde ! Officiers de tous les rangs, de tous les grades, de toutes les armées ! Que faisaient-ils au bord du Pacifique dans cette ville que la volonté des tzars avait posée au bout de la plus longue voie ferrée qu'aient bâtie les hommes et ainsi qu'une lucarne sur l'immense océan ? Personne n'en savaient rien.
Ni les aviateurs et tankeurs français, ni les chefs de légions polonaises, roumaines, hongroises ou tchèques formées de prisonniers libérés, ni les officiers des «marines» américains, ni ceux qui commandaient aux Ecossais en kilt, ou aux Sikhs à turbans ou aux Canadiens à courte veste de fourrure, non, aucun d'eux ne savait la raison de sa présence en ce lieu, sur le seuil d'une terre sans limites ni mesure, soumise à la neige profonde, au froid meurtrier, à la guerre civile, au typhus, à la faim.
Koltchak, en ce temps-là, faisait encore figure de chef en Sibérie. Mais les Rouges, déjà, avaient franchi l'Oural. Des partisans bolcheviks battaient la plaine blanche et les
sombres forêts. Sur le lac Baïkal des Cosaques régnaient qui n'obéissaient à personne. Ailleurs, des forçats évacués ou libérés avaient formé leurs propres bandes. Les groupes tchèques disciplinées, ardentes, formaient un monde distinct. Et les Japonais qui se tenaient à l'écart de toute agitation; de toute alliance, menaient en sourdine un patient et mystérieux travail.
Quelque part, dans l'infini de l'espace neigeux, on se battait au milieu d'un désordre et d'une confusion sans nom. Les réfugiés arrivaient par milliers dans une ville qui ne pouvait les recevoir et les laissait crever - il n'est pas d'autre mot - sans se soucier d'eux. La révolte grondait dans les ruelles du port, contenue seulement par la crainte qu'inspiraient les bâtiments de guerre internationaux, hauts fantômes de métal grisâtre, gris dans les glaces blêmes.
Les troupes, que la fantaisie des états-majors et du destin avaient jetées à Vladivostok, attendaient sans rien faire que la situation se dénouât, que leurs pays respectifs prissent une décision, qu'on les ramenât chez elles ou qu'on les envoyât au feu. Elles attendaient dans des casernements de fortune, gelés et sordides, parmi une foule hostile et famélique, au bout du monde.
Et les officiers, qui touchaient double solde, venaient la dépenser dans le seul endroit où cela fût possible, à l'Aquarium.

 

 

le train du bout du monde

 

BIBLIO