confection des tormas de beurre (on les aperçoit dans la cuvette) par des petits moines dans le temple du Djo-Khang. |
Une
fête très curieuse a lieu chaque année à Lhassa, la
nuit de la pleine lune du premier mois. Des carcasses en
bois très léger,mesurant jusqu'à quatre et cinq
mètres de haut, sont recouvertes d'ornements en beurre
colorié. Des personnages également en beurre : dieux,
hommes, animaux, y sont attachés et, devant chacun de
ces édifices appelés tormas, une table
supporte plusieurs rangées de lampes, alimentées avec
du beurre. Une centaine environ de ces tormas
sont érigées dans le parkor, c'est-à-dire la
suite des rues qui forme le «circuit du milieu» du
pèlerinage autour du Djo-Khang. Cette fête nocturne est
donnée aux dieux comme, d'autres fois, des concerts ont
lieu pour les divertir. La fête des tormas de beurre, à Lhassa est célèbre dans tout le Tibet et même dans les pays voisins. Elle est assurément très brillante, mais, quant à moi, je la préfère dans le cadre somptueux du monastère de Koum-Boum où j'ai eu l'occasion d'y assister plusieurs fois. Quoi qu'il en soit, cette partie du programme des réjouissances du nouvel an à Lhassa me fit passer une soirée des plus amusantes. |
Dès que les lampes furent
allumées, Yongden et moi nous nous rendîmes au parkor.
Une foule considérable y était déjà massée, attendant le
passage du Dalaï-lama qui devait passer la revue des tormas.
J'avais vu plus d'une fois des affluences de ce genre, mais je
les traversais précédée de mes serviteurs et entourée
d'autres gens m'ouvrant un chemin. Pour la première fois,
j'allais faire l'expérience de ce qu'est une cohue tibétaine
quand on en fait partie soi-même.
Des bandes de dokpas, vigoureux géants vêtus de peau
de mouton, se tenant l'un l'autre pour former chaîne,
se ruaient, pour le simple de ce jeu, dans les endroits où la
foule était la plus compacte, enfonçant leurs énormes poings
dans les côtes de ceux ou de celles que leur mauvaise chance
avait placés devant eux. Des agents de police armés de fouets
et de longs bâtons, s'énervant de plus en plus à mesure que
l'heure du passage du Dalaï-lama approchait, se servaient de
leurs armes au hasard, sans raison aucune et contre n'importe
qui. Au milieu de ce tumulte, nous garant des coups et des
bousculades, nous passâmes quelques joyeux moments. Enfin, le
Dalaï-lama fut annoncé et la confusion s'accrut encore. Les
policiers devinrent féroces, les gens, houspillés d'importance,
se sauvèrent. Il ne resta plus, alignés le long des maisons
faisant face aux tormas, quelques rangées de curieux
plus étroitement pressés les uns contre les autres que des
sardines en boîtes. J'en étais. De temps en temps un homme,
assis à la fenêtre de sa maison - dont j'obstruais la vue -
m'allongeait un coup de poing dans le dos, bien en pure perte,
car, l'eussé-je voulu, je n'aurais pas pu m'écarter d'un pas.
Il finit sans doute par le comprendre, ou bien mon insensibilité
le désarma; il cessa de se fatiguer inutilement.
Toute la garnison était en armes, infanterie et cavalerie
défilèrent devant les tormas. Le Dalaï-lama, porté
dans une chaise chinoise couverte de brocart de suie jaune,
passa, entouré par le général en chef et d'autres hauts
fonctionnaires. Derrière eux, des soldats fermaient la marche.
La fanfare joua des airs de music-hall anglais, on tira des pétards chinois et de
très éphémères feux de Bengale jetèrent de fugitives lueurs
autour du cortège. Voilà ! le pontife-roi avait disparu.
Maintenant, les cortèges succédaient aux cortèges :
gentilshommes précédés de valets portant des lanternes
chinoises; dames de qualité entourées de suivantes ;
dignitaires ecclésiastiques avec leurs moines-serviteurs; le
représentant du mahâradjah du Népaul et bien d'autres,
noblesse, clergé, riches marchands, tous vêtus en habits de fête, tous
heureux, hilares, un peu ivres... Yongden et moi nous fîmes le tour des illuminations avec la foule,
pris par la contagion de son exubérante gaieté, courant,
poussant et poussés, goûtant, comme des gamins, le plaisir de
la belle plaisanterie d'être là, à Lhassa, fêtant le nouvel
an.
Lorsque le temps de regagner notre masure fut enfin venu, nous
aperçûmes, à notre grand étonnement, que les rues, qui
auraient dû être éclairées par la pleine lune,
s'assombrissaient de plus en plus. Que voulait dire cela?... Nous
ne buvons jamais de vin ni alcool et ne pouvions point avoir la même
raison que beaucoup de Lhassapas, ce soir-là, pour voir trouble.
Arrivés à une place, nous constatons qu'une ombre envahit la
lune ; c'est une éclipse. Les bonnes gens commencent à
tambouriner sur des chaudrons et autres ustensiles pour faire
lâcher prise au dragon qui menace d'avaler l'astre des nuits.
L'éclipse fut totale, je l'observai jusqu'au matin, je n'en
avais jamais vu d'aussi intéressante.
- Ceci est encore mieux que le rideau dee sable tendu devant le
Potala le jour de notre arrivée, me dit Yongden en riant, voici
que « vos dieux » se mettent à obscurcir la lune pour qu'on ne
nous voie pas. Si vous m'en croyez, vous leur direz de s'arrêter
là ; ils seraient capables d'éteindre le soleil.