«Nous touchons à l'endroit sensible de la Civilisation. C'est une pénible tâche que d'élever la voix contre la folie du jour, contre des chimères qui sont au fort de leur vogue. Parler aujourd'hui contre les ridicules commerciaux, c'est s'exposer à l'anathème, comme si l'on eut parlé au XIIe siècle contre la tyrannie des papes ou des barons. S'il fallait opter entre deux rôles dangereux, j'estime qu'il y aurait aujourd'hui moins de risque à offenser un souverain par de fâcheuses vérités qu'à offenser le génie mercantile qui, depuis quelques années, règne en despote sur la Civilisation et sur les souverains mêmes.

Fâcheux événement pour les moralistes ! leur science ennemie des richesses ne peut qu'être malvenue dans un siècle tout mercantile ; aussi la plupart des philosophes ont-ils prudemment déserté l'antique confrérie pour se ranger sous la bannière du nouveau Dieu, du génie commercial (la coterie morale est aux abois depuis la naissance de l'économie politique, et c'est un sujet vraiment digne de l'épopée).

C'est par suite de cette désertion qu'on voit le monde philosophique en proie au fléau de la guerre civile. Une secte sortie tout à coup de l'obscurité, les économistes, ont attaqué les dogmes révérés de la Grèce et de Rome, les vrais modèles de la vertu, les cyniques, les stoïciens : tous les illustres amants de la pauvreté et de la médiocrité sont en déconfiture et plient devant les économistes qui capitulent avec les passions ; -- le divin Platon, le divin Sénèque sont chassés de leurs trônes ; -- le brouet noir des Spartiates, les raves de Cincinnatus, tout fuit devant des novateurs impies qui autorisent l'amour du sucre, du café et des plus vils métaux, tels que l'or et l'argent.

C'est en vain que les Jean-Jacques et les Mably ont défendu courageusement les droits de la Grèce et de Rome ; vainement ont-ils rappelé aux nations les antiques vérités de la morale « que la pauvreté est un bien, qu'il faut renoncer aux richesses, embrasser sans délai la philosophie », et autres maximes de l'arsenal philosophique de Sénèque le pauvre ; rien n'a pu résister au choc des nouveaux dogmes, le siècle corrompu ne respire que traités de commerce et balances de commerce par sous et deniers : les drapeaux du Portique et du Lycée sont désertés pour les écoles de commerce et les sociétés d'amis du commerce ; enfin, l'arrivée des économistes a été pour le monde philosophique une nouvelle journée de Pharsale, où la sagesse d'Athènes et de Rome et toute la belle antiquité ont été mises en déroute complète.

[...]

C'est que les civilisés n'ont jamais commis tant d'inepties politiques que depuis qu'ils ont donné dans l'esprit mercantile, dans ces systèmes qui prétendent que toute entreprise des marchands ne peut que tourner au bien général, qu'il faut leur laisser une pleine liberté, sans exiger aucune garantie sur le résultat de leurs opérations. Autrefois c'était l'infaillibilité du pape, aujourd'hui c'est celle des marchands qu'on veut établir. Eh comment les philosophes qui ne rêvent que contrepoids et garanties.»

 

 

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