Les Flandres, 1916
C'est ainsi que Joseph vit se lever une aube
olivâtre sur la plaine d'Ypres.
Dieu, ce matin-là, était avec eux. Le vent complice poussait la
brume verte en direction des lignes françaises, pesamment
plaquée au sol, grand corps mou
épousant les moindres aspérités du terrain, s'engouffrant dans
les cratères, avalant les bosses et les frises de barbelés,
marée verticale comme celle en mer
Rouge qui engloutit les chars de l'armée du pharaon. L'officier ordonna
d'ouvrir le feu. Il présumait que derrière ce leurre se
dissimulait une attaque d'envergure. C'était sans doute la
première fois qu'on cherchait à tuer le vent. La fusillade
libéra les esprits sans freiner la progression de l'immense
nappe bouillonnante, méthodique, inexorable. Et, maintenant
qu'elle était proche à les toucher, levant devant leurs yeux effarés un bras dérisoire
pour s'en protéger, les hommes se demandaient quelle nouvelle
cruauté on avait encore inventée pour leur malheur. Les
premiers filets de gaz se déversèrent dans la tranchée.
Voilà. La
Terre n'était plus cette uniforme et magnifique boule
bleue que l'on admire du fond de l'univers. Au-dessus d'Ypres
s'étalait une horrible tache verdâtre. Oh, bien sûr, l'aube de
méthane
des premiers matins du monde n'était pas hospitalière, ce bleu
qu'on nous envie, lumière solaire à nos yeux diffractée, pas
plus que nos vies n'est éternel. Il virera selon les saisons de
la nature et l'inclémence des hommes au pourpre ou au safran,
mais cette coloration pistache le long de l'Yser relevait, elle,
d'une intention maléfique. Maintenant, le brouillard chloré
rampe dans le lacis des boyaux, s'infiltre dans les abris (de
simples planches à cheval sur la tranchée), se niche dans les
trous de fortune, s'insinue entre les cloisons rudimentaires des
casemates, plonge au fond des chambres
souterraines jusque-là préservées des obus, souille le
ravitaillement et les réserves d'eau, occupe sans répit
l'espace, si bien que la recherche frénétique d'une bouffée
d'air pur est désespérément vaine, confine à la folie dans
des souffrances atroces. Le premier réflexe est d'enfouir le nez dans la vareuse, mais
la provision d'oxygène y est si réduite qu'elle s'épuise en
trois inspirations. Il faut ressortir la tête et, après de
longues secondes d'apnée,
inhaler l'horrible mixture. Nous n'avons jamais vraiment écouté
ces vieillards de vingt ans dont le témoignage nous aiderait à
remonter les chemins de l'horreur : l'intolérable brûlure aux
yeux, au nez, à la gorge,
de suffocantes douleurs dans la poitrine, une toux violente qui
déchire la plèvre et les bronches, amène une bave de sang aux lèvres, le corps plie
en deux secoué d'âcres vomissements, écroulés recroquevillés
que la mort ramassera
bientôt, piétinés par les plus vaillants qui tentent, mains au rebord de la tranchée,
de se hisser au-dehors, de s'extraire de ce grouillement d'
humains, mais les pieds s'emmêlent dans les fils téléphoniques
agrafés le long de la paroi, et l'éboulement qui s'ensuit
provoque la réapparition par morceaux des cadavres de l'automne
sommairement enterrés dans le parapet, et à peine en surface
c'est la pénible course à travers la brume verte et l'infect
marigot une jambe soudain aspirée dans une chape de glaise
molle, et l'effort pour l'en retirer sollicite violemment les
poumons, les chutes dans
les flaques nauséabondes, pieds et mains
gainés d'une boue glaciaire, le corps toujours secoué de râles
brûlants, et, quand enfin la nappe est dépassée - ô fraîche
transparence de l'air, les vieilles recettes de la guerre par un
bombardement intensif fauchent les rescapés. Seuls les très
chanceux atteignent les lignes arrières. Joseph est de ceux-là
- ou cueilli pas si loin qu'un anonyme ggrand de coeur ramène à couvert - mais
son état inspire l'inquiétude : lésions profondes, amputation
probable d'un poumon. On le
dirige sur Tours, ce qui
n'est pas bon signe. Il voit qu'il se rapproche de sa maison, que
pour lui la guerre est finie. Il trouve même la force
d'acquiescer quand son mal fait des envieux. Les valides qui ne
savent pas donneraient volontiers un poumon
sur la promesse de ces femmes qui vont le dorloter.