Tigreville, hiver 1960
« Calvados.
- Sois le bienvenu, Albert. répondit Esnnault en s'efforçant à
une courtoisie un peu narquoise... Et toi? ajouta-t-il à
l'adresse de Fouquet.
- Moi aussi. »
Quentin fit tourner un moment son verre entre ses doigts. puis
l'avala d'un trait :
« Même chose. »
Esnault, qui se penchait pour attraper la bouteille, souffla au
jeune homme :
« 0n dirait que tu as gagné.
- Ta gueule, fit celui-ci d'une voix durre.
- Qu'est-ce qui te prend? D'abord, je crroyais que tu devais
partir. »
Quentin allongea prestement son bras sur le zinc, la main à demi
fermée comme pour saisir une mouche.
« Esnault, dit-il avec un calme étrange, je te défends de
tutoyer mon camarade. Tu as entendu ? Vous n'êtes pas de la
même famille d'individus, lui et toi. J'ai compris que tu avais
essayé de me débiner dans son esprit. Peine perdue. Je suis
habitué à ce qu'on répète des choses dans mon dos : les jeunes à qui l'on raconte : « Si vous l'aviez connu! » et
les vieux schnocks qui se gargarisent au pétrole : « Nous,
ça ne nous a pas empêchés de rester de bons vivants!...» Je
me suis toujours tu. Seulement, toi, tu es une petite ordure...
»
La même main vint s'aplatir sur la figure d'Esnault qui vacilla
contre une étagère, dont un verre se détacha.
« Et ce n'est qu'un coup de semonce! »
Des exclamations s'élevèrent, des raclements de chaises; on
entendit : « Voyons, Quentin!... Monsieur Quentin! » Simone se
précipita :
« Vous êtes saouls, tous les deux!
- Et alors! fit Quentin en se tournant vvers l'assistance, c'est
bien cela que vous vouliez, non?... Vous l'avez! »
Esnault retrouvait son équilibre, l'oeil mauvais, mais Fouquet
le marquait étroitement.
« Albert, dit-il, tu ne remettras plus les pieds chez
moi.
- En effet, répondit Quentin. Et cette ffois, tu ne te demanderas
plus pourquoi, vous autres non plus, les gars. S'il y en a qui
croient que tout cela sera oublié demain parce que j'aurai
dessoûlé, détrompez-vous. Moi, je ne salue plus, on
n'appartient pas au même bataillon. »
Les rumeurs ne reprirent que lorsqu'ils eurent franchi le seuil,
où ils demeurèrent un moment silencieux, humant une victoire à
laquelle Fouquet était enclin à donner des proportions
exagérées. Toutes les qualités un peu abruptes qu'il avait
pressenties dans le commerce quotidien de Quentin trouvaient un magnifique emploi
dans la conduite de l'ivresse; sans rien rabattre des lubies de la fantaisie, il leur
donnait fugitivement force de lois; avec lui, on entrait dans le
monde comme dans du beurre. Il s'en voulut d'avoir douté de lui
tout à l'heure, à propos d'une défaillance physique que
l'autre semblait avoir parfaitement surmontée, et se sentit
près à s'enfoncer à son côté au coeur de la Chine révoltée,
à retourner comme matelas les bouges de Shanghai, à se faire
respecter surtout. Quand on était respecté, tout était plus
facile; il n'était pas trop tard pour y songer plutôt que de
continuer à se livrer à des grimaces devant la glace. Il tenta
de donner forme aux bouffées de sérieux qui lui montaient à la
tête sans cesse dissipées qui lui coulaient pourtant du plomb
dans le cerveau.
« Et ta femme! dit-il. Elle va m'en vouloir.
- Ne parle pas de ça en patrouille. »