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Oui, mon
gars, Ned avait énormément de charme, un charme qui n'existe
plus de nos jours.
II était devenu célèbre par sa façon de vous casser les deux
jambes quand vous n'étiez pas d'accord avec lui. Et il s'y
entendait, sacré nom ! Qu'est-ce qu'il a pu casser comme
guibolles ! D'après moi, il s'en payait en moyenne quinze ou
seize par semaine, unijambistes compris !
Mais Ned a toujours été gentil avec moi, peut-être parce que
j'étais la seule à lui dire en face ce que je pensais de lui.
Un soir après dîner, je lui ai dit : « Ned, tu n'es qu'un
grand arnaqueur enfariné sans plus de moralité qu'un chat de
gouttière. » Il s'est contenté de rigoler, mais plus tard dans
la nuit, je l'ai surpris en train de chercher « enfariné »
dans le dictionnaire.
De toute façon, comme je vous l'ai déjà dit, je dansais au
Bijou Club de Ned Small. C'était moi sa meilleure danseuse, mec,
la seule danseuse-actrice, ouais ! Les autres filles piétinaient
tant bien que mal, mais moi, je jouais toute une pièce en
dansant. Comme par exemple Vénus sortant de son bain.
Un jour, Ned Small m'appelle dans son bureau et me dit : « Flo
» ... (Il m'appelait toujours Flo, sauf quand il était vraiment
en colère après moi. Là, il m'appelait Albert Schneidermann,
je n'ai jamais su pourquoi. Disons que le coeur a ses raisons.) Donc Ned me dit :
« Flo, je veux que tu m'épouses. » Eh bien, vous auriez pu
m'assommer avec un bâton de guimauve ! Je me suis mise à
pleurer comme un moufflet. Il a dit : « C'est sérieux, Flo. Je
t'aime profondément. C'est difficile pour moi de dire des choses
comme ça, mais je veux que tu sois la mère de mes enfants. Et si tu ne veux pas, je vais te
casser les deux jambes aussi sec. »
Alors le surlendemain, Ned Small et moi avons scellé notre union. Puis, trois
jours plus tard, Ned s'est fait descendre à coups de
mitraillette, tout ça parce qu'il avait jeté quelques raisins secs sur le chapeau
d'Al Capone, misère !
Après ça bien sûr, j'étais pleine aux as. La première chose
que j'ai faite, ç'a été d'offrir à mon père et à ma mère la ferme dont ils
parlaient toujours. Ils ont eu beau brailler qu'ils ne voulaient
pas de ferme et qu'ils préféraient une voiture et un manteau de
vison, il a bien fallu qu'ils s'en contentent.
J'ai repris mon numéro de danse chez Ed Wheeler; il fabriquait
un alcool de bois tellement fort qu'on ne pouvait le boire
qu'avec un masque à gaz. Ed me filait trois cents dollars
par semaine pour dix représentations, ce qui était beaucoup de
fric pour l'époque, ouais. Et puis un jour, le taulier de l'Apex
CIub est venu voir mon numéro, et il m'a offert cinq cents
dollars pour danser chez lui. J'en ai parlé franchement au Grand
Ed : « Ed. j'ai une offre à cinq cents dollars de Bill Halloran
de l'Apex Club. »
Il m'a dit : « Flo, si tu peux te faire cinq cents sacs par
semaine, je ne vais pas te mettre de bâtons dans les roues. »
Nous nous sommes serré la main, et je suis allée rapporter la
bonne nouvelle à Bill Halloran, mais quelques copains du Grand
Ed étaient passés avant moi, aussi quand j'ai vu Bill Halloran,
son aspect physique s'était considérablement modifié, et il
n'était plus qu'une petite voix haut perchée qui sortait d'une
boîte à cigares.
Il m'a dit qu'il avait décidé de laisser tomber le
show-business, de quitter Chicago et de s'installer quelque part,
le plus près possible de l'équateur.
J'ai donc continué de danser pour le Grand Ed Wheeler, jusqu'à
ce que la bande à Capone ait acheté sa boîte. Je dis «
acheté », mais à la vérité le Balafré lui avait offert une
somme coquette, que Wheeler avait refusée. Le même jour, il
était en train de dîner au Steak House, et sa tête a
subitement pris feu, personne n'a jamais compris pourquoi.