Je n'ai pourtant gardé de cette journée qu'une seule image, celle du coupable. Je crois qu'il était coupable en effet, il importe peu de quoi. Mais ce petit homme au poil roux et pauvre, d'une trentaine d'années, paraissait si décidé à tout reconnaître, si sincèrement effrayé par ce qu'il avait fait et ce qu'on allait lui faire, qu'au bout de quelques minutes je n'eus plus d'yeux que pour lui. Il avait l'air d'un hibou effarouché par une lumière trop vive. Le noeud de sa cravate ne s'ajustait pas exactement a l'angle du col. Il se rongeait les ongles d'une seule main, la droite...Bref, je n'insiste pas, vous avez compris qu'il était vivant. |
Mais moi, je m'en
apercevais brusquement, alors que, jusqu'ici, je n'avais pensé
à lui qu'à travers la catégorie commode d' « inculpé ». Je
ne puis dire que j'oubliais alors mon père, mais quelque chose me
serrait le ventre qui m'enlevait toute autre attention que celle
que je portais au prévenu. Je n'écoutais presque rien, je
sentais qu'on voulait tuer cet homme vivant et un instinct
formidable comme une vague me -portait à ses côtés avec une
sorte d'aveuglement entêté. Je ne me réveillai vraiment
qu'avec le réquisitoire de mon père.
« Transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sa bouche grouillait
de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents. Et je
compris qu'il demandait la mort
de cet homme au nom de la société et qu'il demandait même qu'on lui coupât le
cou. Il disait seulement, il est vrai : " Cette
tête doit tomber. " Mais, à la fin, la différence n'était pas grande. Et
cela revint au même, en effet, puisqu'il obtint cette tête. Simplement, ce n'est
pas lui qui fit alors le travail. Et moi qui suivis l'affaire ensuite jusqu'à
sa conclusion, exclusivement, j'eus avec ce malheureux une intimité bien plus
vertigineuse que ne l'eut jamais mon père. Celui-ci devait pourtant, selon la coutume,
assister à ce qu'on appelait poliment les derniers moments et qu'il faut bien
nommer le plus abject des assassinats.
(...)
Vous n'avez jamais vu fusiller un homme? Non, bien sûr, cela se
fait généralement sur invitation et le public est choisi
d'avance. Le résultat est que vous en êtes resté aux estampes
et aux livres. Un bandeau, un poteau, et au loin quelques
soldats. Eh bien, non ! Savez-vous que le peloton des fusilleurs
se place au contraire à un mètre cinquante du condamné ?
Savez-vous que si le condamné faisait deux pas en avant, il
heurterait les fusils avec sa poitrine? Savez-vous qu'à cette
courte distance, les fusilleurs concentrent leur tir sur la
région du cur et qu'à eux tous, avec leurs grosses
balles, ils y font un trou où l'on pourrait mettre le poing?
Non, vous ne le savez pas parce que ce sont là des détails dont
on ne parle pas. Le sommeil des hommes est plus sacré que la
vie pour
les pestiférés. On ne doit pas empêcher les braves gens
de dormir. Il y faudrait du mauvais goût, et le goût consiste
à ne pas insister, tout le monde sait ça. Mais moi, je n'ai pas
bien dormi depuis ce temps-là. Le mauvais goût m'est resté
dans la bouche et je n'ai pas cessé d'insister, c'est-à-dire
d'y penser.