Oran, 194.
Le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit
qui s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour
témoigner en faveur de ces pestiférés. pour laisser du moins
un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient
été faites, et pour dire simplement ce qu'on apprend au milieu
des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer
que de choses à mépriser.
Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas
être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que
le témoignage de ce qu'il avait fallu accomplir et que, sans
doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme
inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les
hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d'admettre les fléaux, s'efforcent
cependant d'être des médecins.
Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient
de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était
toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie
ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de
la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester
pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le
linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et
les paperasses. et que, peut-être, le jour viendrait où, pour
le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait
ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.