Remarques inactuelles sur l'homme et la pédagogie.
On s'occupe beaucoup de
gagner du temps. A-t-on raison? C'est autre chose. Tout
le monde sait l'histoire du Chinois qui demandait au
policeman le chemin de la gare: «Première à droite,
deuxieme à gauche, lui répondit le policeman.
Maintenant si vous voulez passer par les petites rues,
vous pouvez gagner vingt minutes.» «Et qu'en
ferai-je?» demanda le Chinois qui se hâta lentement de
passer par le plus long. Car on ne perd jamais assez de temps. Quoi qu'il en soit, l'état-major américain des bérets verts a interdit le port de la mini-jupe à ses auxiliaires féminines.Le calcul avait prouvé que cette mode faisait perdre par jour vingt-cinq minutes et demie en contemplations déplacées aux jeunes recrues à l'entraînement. Un même souci d'économie avait conduit Alphonse Allais, qui a tout prévu, à une réforme de l'orthographe qui réjouira tous les partisans de la simplification du français: « Si l'on admet, faisait-il dire à M. Bollack, inventeur de la Langue Bleue, que les quarante millions de Français n'écrivent chacun que dix e muets par jour, et qu'il faille une seconde pour écrire ou composer chaque lettre inutile, ce sont quatre cent millions de secondes perdues quotidiennement, soit plus de six millions de minutes, soit cent mille heures. En calculant l'heure de travail à cinquante centimes, c'est exactement comme si la France perdait chaque année dix-huit millions de francs. Si l'on ajoute à ce calcul le prix de l'encre et du papier gâché inutilement, l'on arriverait au revenu du capital de plus d'un milliard. Un milliard! Vous avez bien lu !» Voilà une bonne reforme à faire. Il ajoutait prophériquement: «Que serait-ce si nos calculs portaient, non sur de simples lettres, mais sur des syllabes entières! P.L.M., par exemple, au lieu de Compagnie du Chemin de fer de Paris à Lyon et a la Méditerranée, soit une économie d'une soixantaine de lettres! Rien que pour une expression ! Voilà qui est aujourd'hui chose faite, et même chose généralisée. Et c'est depuis cette heureuse réforme que l'on apprend par les journaux que le B.X.V. pourra atteindre au G.H.R·I.B.C. si le K.H.I. ne depasse pas le D.C.F.; qu'on ne sait plus, quand on vous parle de P.C., s'il est question du parti communiste ou du poste de commandement; si le P.G. est un prisonnier de guerre ou un paralytique général; et qu'en 14. h tout hasard, dix mille poilus répondirent à l'appel qui demandait 150 J.P.P. au service des haras de Tarbes. Comment auraient-ils pu savoir qu'il s'agissait de juments poulinieres pleines» et non de «jeunes poilus pacifistes»? Tels sont les effets du progrès. Ils démontrent à l'évidence que le langage a besoin d'être clair et le vocabulaire applique. Paulhan rapporte que «dans les temps où la débauche de la reine, la trahison du roi et les malversations du prince héritier avaient port la Chine à deux doigts de la ruine, le jeune Tseu-Leu demanda à Confucius: «Si l'on vous priait de rétablir l'ordre, quel serait votre premier soin?» «Mais, dit Confucius, la chose va de soi: il me suffirait de veiller à la bonne entente du langage. Ce sont les mots mal compris qui font les discussions. C'est des discussions que naissent l'amour-propre excessif, la debauche et les malversations. C'est de l'amour propre, de la debauche et les malversations que naît la ruine d'un pays.» Descartes et Pascal, il me semble, avaient dit des choses du même genre sur la nécessité de définir les mots. Et le professeur de grammaire de M. Jourdain lui expliquait clair cornme le jour que les désordres des États, les guerres et les calamités ne venaient pas d'autre chose que de fautes de grammaire. Tout est grammaire. Mais où l'apprendre? Pas à l'école; on ne fera plus qu'en imprégner l'enfant (s'il est spongieux!). Pour ne pas le «culpabiliser». «Vous culpabilisez mon fils, disait une mère à un instituteur.» «Si je ne le faisais pas, repondit le malheureux,c'est moi, madame, qui me sentirais culpabilisé. Et ce serait beaucoup plus grave.» Est-on certain d'être dans la bonne voie en ne «culpabilisant» jamais? en traitant tout enfant comme un irresponsable? Est-on certain qu'un garçon de treize ans ne se sente pas un peu déshonoré d'étre traité comme une fillette? A treize ans, les tambours de la Révolution se faisaient tuer sur le front des troupes; à treize ans le frère de Hugo avait pris part à quinze escarmouches et à plusieurs batailles rangées; à moins de quinze ans, Hugo lui-même était lauréat de 1'Académie et, génie à part, scolairement, ses camarades en savaient autant que lui. Or, nul n'avait eu peur de les culpabiliser. Je sais bien que le père de Montaigne faisait réveiller son fils aux doux accents de la flûte, mais Montaigne parlait à six ans le latin aussi bien que le français; et que le patois. Si nos méthodes «non contraignantes» avaient donné le même résultat, on serait en droit de leur faire confiance. Mais elles se soldent par 1a faillite. Alors ?... J'observe que les rois, les magnats et les milliardaires envoient leurs fils (et à prix d'or!) dans des écoles extrêmement dures ou on les fait lever à l'aube pour commencer une journée pénible par un petit crawl dans l'eau glacée. Ils n'en gardent qu'un bon souvenir puisqu'ils y envoient leurs enfants à leur tour. Pourquoi ce qui est bon pour les milliardaires ne serait-il pas bon pour les autres? Pourquoi traiter le peuple au rabais? Où est là-dedans la démocratie? «Ce qu'il y a de meilleur est assez bon pour moi», disait Churchill. C'est également assez bon pour tous, dans un pays démocratique. Pourquoi refuser au peuple une éducation de roi? C'est ce que demandait, en 1789, le cahier de doléances des habitants de Caillan, un petit village du Languedoc où Paulhan avait des parents. Ils voulaient tous être anoblis. «Mais la Révolution n'a pas suivi Caillan. Elle s'est contentée de désennoblir les nobles. - Est-ce que cela ne revenait pas au même? demanda alors Mallet à Paulhan. - Ah, mais non ! Mais non, pas du tout. Est-ce qu'il revient au même de mettre en liberté tous les prisonniers d'un village, ou de mettre tous les autres en prison? Il me semble que c'est tout le contraire.» Et c'est ainsi qu'Allah est grand. |