CÉSAR La Vérité, c'est que tu es mou et paresseux. Tu es tout le portrait de ton oncle Émile.Celui-là ne passait jamais au soleil parce que ça le fatiguait de traîner son ombre. Tu es un rêvasseur, voilà ce que tu es. Un rêvasseur. Tu es né là, au-dessus de ce comptoir, et tu ne connais même pas ton métier. Tiens, le chauffeur du ferry-boat, que je prends le samedi comme extra, il le fait mieux que toi. MARIUS Qu'est-ce qu'il fait mieux que moi? CÉSAR Tout. Tu ne sais même pas doser un cinzano-cassis ou un mandarin-citron. Tu n'en fais pas deux pareils. MARIUS Comme les clients n'en boivent qu'un a la fois, ils ne peuvent pas comparer. CÉSAR Ah! tu crois ça! Tiens, le Père Cougourde, un homrne admirable qui buvait douze mandarins par jour, sais-tu pourquoi il ne vient plus! il me l'a dit. Parce que tes mélanges fantaisistes risquaient de lui gâter la bouche. MARIUS Lui gâter la bouche! Un vieux pochard qui a le bec en zinc. CÉSAR C'est ça, insulte la clientèle, au lieu de reconnaître ton incapacité!... (un temps, puis reprenant.) Et la dernière goutte, hein? La dernière goutte. MARIUS Quelle dernière goutte? CÉSAR Celle qui reste toujours au goulot de la bouteille! Tu n'as pas encore saisi le coup pour la rattraper. Ce n'est pourtant pas sorcier! (Il saisit une bouteille sur le comptoir.) Tiens! (Il verse en faisant tourner la bouteille.) Tu verses en faisant un quart de tour, puis, avec le bouchon, tu remets la goutte dans le goulot. (Il fait comme il dit, avec un geste de mastroquet virtuose.) Tandis que toi, tu fais ça en amateur; et naturellement, tu laisses couler la goutte sur l'étiquette... Et voilà pourquoi (Il essaie de décoller ses doigts.) ces bouteilles sont plus faciles à prendre qu'à lâcher! (Il réussit à la poser sur le comptoir. Marius rit.) Et tu ris! MARIUS Toi aussi, tu ris! CÉSAR C'est vrai... Mais moi, je ris de ma patience! |