C'était un ancien ouvrier agricole, le grade le plus bas dans la hiérarchie des campagnes, un loueur de ses bras qu'on couchait dans l'étable et qu'on salariait d'un couvert. Accéder au poste de fossoyeur municipal fut pour lui plus qu'une promotion inespérée, une sorte d'adoubement. Il avait été recruté sur une métaphore. Accompagnant son patron à sa dernière demeure, il aurait répondu au maire qui le sollicitait : « Les morts, c'est comme la semence, on met en terre et après, tout dépend du ciel.» Peut-être en effet est-ce parce qu'ils enterrèrent d'abord leurs morts que les premiers hommes, confiants en la résurrection, inventèrent des millénaires plus tard ce geste plein d'espérance d'enfouir des graines dans le sol. Quoi qu'il en soit, l'anecdote, rapportée, valut à Julien de la considération. On lui trouva de la profondeur, celle qui sied à la fréquentation des morts. Dans les commentaires, il se disait qu'au contact de la nature la solitude atteint fréquemment à cette dimension cosmique - et cela paraissait plus évident que d'une pomme qui tombe concevoir les lois de la gravitation universelle. La place de fossoyeur municipal étant vacante, le maire et son conseil, impressionnés par ce parangon de la sagesse populaire, l'attribuèrent spontanément au journalier philosophe sans emploi.

Les premiers temps, il crut qu'on attendait encore de lui quelques sentences. Il ne manquait jamais de placer: « Les pierres sont les os de la terre », mais, ne retrouvant pas la veine de ses débuts, il se cantonna bientôt prudemment dans son fief. Du fait de sa familiarité avec les morts, il s'accordait le privilège de ne pas baisser la voix quand il dirigeait les opérations, écrasant le murmure des visiteurs et marquant ainsi sa puissance locale. Il circulait comme un chat entre les tombes dans son ensemble bleu rapiécé, terreux, le béret rabattu en accent circonflexe sur les yeux, progressant à longues enjambées dans ses bottes de caoutchouc vert. Par temps chaud, son litre de vin baignait au frais dans un seau d'eau près du seul robinet de l'enceinte, auquel il suspendait sa veste.

Il relevait un vase renversé par le vent, arrachait un brin d'herbe, ratissait la couverture de sable d'une sépulture, redressait dans l'axe un crucifix, arrangeait un bouquet de fleurs avec la délicatesse de ses mains cornées, repliées d'avoir définitivement épousé le manche de sa bêche. Petit caporal de cette armée des ombres, il aurait volontiers tiré l'oreille de ses morts, n'était le risque qu'elle lui restât entre les doigts.

 

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