Vladivostok, février 1919
Le wagon contenait en son milieu un
poêle - éteint d'ailleurs - et dont le tuyau sortait par un
trou ménagé dans un coin. Juste sous le toit. Autour de ce
poêle et de ce tuyau, des planches étaient fixées aux murs,
étagées les unes au-dessus des autres et recouvertes les unes
de loques, les autres de paillasses éventrées. Et sur les
grabats gisaient, à deux, parfois à trois, des tas que je fus
bien forcé d'appeler humains puisque je ne leur trouvais pas
d'autre désignation. Il y avait là des femmes, et des hommes,
et des enfants. Aucun d'eux ne remuait. Les uns étaient
déjà des cadavres. D'autres râlaient des paroles
incompréhensibles. Mais la putréfaction gagnait ceux-là mêmes
que défendait leur dernier souffle.
- Typhus..., dit Savine.
- Mais alors... mais alors, murmurai-je.... tous les autres
wagons... ils sont habités aussi aussi ?
- Je me tue à vous le dire, s'écria le ccosaque. Ils sont dix
mille parfois qui viennent de Russie d'Europe, de Sibérie ce
qu'on ne sait pas où mettre. Alors, on les laisse ici crever...
- Quoi, tous typhiques ?
- Dans ce train-là, vous pouvez en être sur. La contagion va
vite. Quant aux autres, que ce soit le typhus ou un autre mal, ou
la faim - ils auront leur compte aussi. Alors, je vous le
demande, entre hommes, n'aurait-on pas mieux fait de mettre le
feu à tout ça depuis longtemps ?...
II cracha de dégoût et acheva :
- ··· et de placer notre train à tous pllus près de la gare ?
Dans une boucle
du parc de réparations ferroviaires, complètement désert,
stationnait une file de wagons qui ne ressemblaient en rien aux
misérables refuges que j'avais découverts quelques instants
plus tôt. Ils formaient un de ces trains magnifiques dont la
fonction était aux temps révolus de la paix, de mener les
voyageurs depuis Moscou jusqu'au Pacifique, à travers les
plaines, les forêts, les monts et les lacs géants de Sibérie.
Son aspect seul et ses dimensions disaient le confort, I'espace,
le faste. Et sous le ciel tragique de février, si bas et si
plombé qu'il semblait une menace tangible parmi les noeuds
vipérins des rails qui filaient vers un mystérieux horizon,
tout près des convois que le typhus peuplait de cadavres, on
eût dit que le train de luxe venait d'un autre univers.
Mais de quel univers ?
Pourquoi, à chaque portière et sur chaque marche-pied, se
tenaient des hommes bardés de cartouchières, la carabine à la
main ? Pourquoi ces figures sauvages coiffées de bonnets de
fourrure ?
Dès que je fus monté dans le train, je discernai la raison de
cette singulière entente. Les choses parlaient d'elle mêmes. Il
me sembla soudain que j'étais transporté dans quelque fabuleux
repaire de pirates.
Les portes des compartiments étaient ouvertes et chacun d'eux
débordait du plus insolent butin. Armes précieuses et fourrures
admirables étaient jetées au hasard sur les banquettes,
accrochées aux murs. Des tapis de Boukhara jonchaient le sol,
souillés par les bottes, déchirés par les éperons. Des
étoffes magnifiques couvraient les tables. Des gobelets d'argent
massif, des assiettes orfèvrées traînaient partout. De toute
évidence, il fallait considérer, non comme une troupe mais
comme une bande les hommes qui voyageaient sur cette étrange
frégate de flibustiers des neiges et de la guerre civile.
En même temps, je compris qu'ils étaient vrais les récits que
j'avais entendu faire à l'Aquarium sur I'ataman Semenoff et ses
hommes dont j'avais cru, jusque là, qu'ils étaient le fruit
d'agitations surchauffées.