Motus !
de Solweig- Hep, petit ! La pêche est interdite ici !
L'enfant sursaute en se tournant vers l'homme qui l'interpelle. Surpris dans sa rêverie, il reste bouche bée, cloué sur place.
- Tu ne sais pas lire ? poursuit le garde en montrant la pancarte du doigt.
L'enfant fait non de la tête. L'homme n'est pas très grand, son regard n'est pas méchant, mais la visière de sa casquette fait une drôle d'ombre sur ses yeux.
Ils se dévisagent longuement, puis le garde se racle la gorge :
- Je ne dis rien pour aujourd'hui, mais... allez, déguerpis !
Le garçon regagne le campement, tête basse. Il ne connaît pas bien les lieux encore, ils sont arrivés hier sur ce terrain vague, à l'écart du village. Mais il cherchera plus tard un autre coin tranquille. Le garde l'a suivi des yeux en se grattant la tête.
C'est sous un vieux saule que l'enfant fait une deuxième tentative pour pêcher après avoir regardé autour de lui :
"Pas de pancarte, pas de garde, je peux planter ma ligne", se dit-il.
Le garde habite une petite maison cachée dans les arbres, tout près de là. Il a repéré la présence du garçon, qu'il observe de loin. L'enfant frotte ses mains dans l'eau et s'asperge la figure. Puis il s'essuie d'un revers de manche. Le garde embarrassé, s'approche de lui :
- Bonjour, petit, attends... J'ai quelque chose pour toi. Au fait, comment t'appelles-tu ?
Après un mouvement de recul, l'enfant comprend que l'homme ne lui veut pas de mal.
- ... Manuel.
- Moi, c'est Henri Dubois.
Il tire de sa poche un carnet et un crayon. Il s'accroupit près de lui et s'applique à écrire en lettres capitales. Manuel ouvre des yeux ronds devant les mots sur le papier.
- Ça, tu sais lire maintenant ?
- Euh... ouais ! Pêche interdite.
Le garde prend une autre page pour écrire.
- Bien !... et ça ?
L'enfant s'assombrit et fait non de la tête.
- Propriété privée, lui dit l'homme. Il y a un panneau là-bas. Ce qui veut dire qu'il vaut mieux ne pas rester ici... Tu m'as l'air d'un bon p'tit gars. Viens avec moi. Plus bas, tu n'auras pas d'ennuis.
Le rythme de leurs pas accompagne le clapotis de l'eau.
- Alors comme ça, tu aimes la pêche ? demande soudain le garde.
- ... Ouais ! répond l'enfant.
Henri Dubois s'arrête sous un grand saule.
- Celui-ci est encore plus beau que l'autre. Ici, tu seras tranquille pour pêcher. Mais... motus hein ! Je ne t'ai rien dit, ajoute-t-il tout bas, le doigt sur la bouche.
Manuel répond par un sourire et plante sa ligne.
Henri l'invite à s'asseoir près de lui sur un vieux tronc. Il sort un paquet de sa poche et s'exclame :
- À cette heure-ci, j'ai toujours un petit creux. Tu en veux un morceau, Manuel ?
Sans attendre la réponse, il partage son sandwich et lui en donne la moitié :
- Tiens prends ! C'est de bon cœur, tu sais !
Tous deux croquent à pleines dents dans le casse-croûte en surveillant la ligne. Alors qu'ils viennent d'avaler la dernière bouchée, elle se met à vibrer. Manuel ne fait qu'un bond et tire le poisson sur l'herbe.
- C'est un brochet !... Je n'en ai jamais pris d'aussi gros.
Il regarde Henri Dubois droit dans les yeux et ajoute :
- Merci, m'sieur !
- Dis donc, on voit que tu t'y connais ! Tu pêches souvent?
- Oui, m'sieur, il faut bien manger. J'aime les rivières. C'est toujours moi qui pêche. Et ce soir, tout le monde aura une bonne part.
- Et... l'école, Manuel. Tu ne vas pas à l'école?
L'enfant soupire :
- Non... J'y suis allé dans un autre village. J'étais au fond. On ,'appelait Manuel-romanichel en me tirant les cheveux.
- Tu n'aimerais pas savoir lire, écrire?
- Pour quoi faire? répond Manuel en haussant les épaules.
- Pour lire certaines pancartes et ne pas se faire pincer, par exemple dit le garde en riant.
Manuel se met à rire aussi. Puis il se lève et tire un papier froissé de son pantalon et demande :
- Ça veut dire quoi ça, m'sieur ? Je l'ai trouvé par terre, et c'était rudement bon !
- Tu peux m'appeler Henri, tu sais... Bon, je vais t'apprendre, mais... motus, hein ! Parce que moi je ne suis pas maître d'école !
Il prend son carnet, et réécrit le mot qu'il y a sur le papier froissé en détachant les syllabes qu'il prononce à haute voix :
- "Ca-ram-bar"; "ca-ra-mel". Tu es un "bec-à-bonbon", comme on dit chez nous ! ajoute-t-il.
Devant la curiosité de l'enfant, il continue à écrire : "arbre", "rivière", "poisson". L'enfant prend son carnet des mains et essaie d'écrire à son tour. Plusieurs jours de suite, ils se retrouvent et remplissent le carnet : "village", "voyage", "ciel", "soleil", "étoiles".
Un jour, Henri le quitte en déclarant :
- Je vais voir ce que je peux faire pour toi.
Le lendemain, Henri revient accompagné :
- Manuel, je te présente Thibault, mon petit-fils.
Timidement, Manuel ouvre le sachet que Thibault lui offre. Son visage s'illumine :
- Des Carambar !
- Tu peux venir dans mon école, dit Thibault. La maîtresse, c'est ma marraine. Je lui ai parlé de toi. Tu n'auras pas de problèmes...
Les jours suivants? sur les bancs de l'école, Manuel pense à l'air frais des bords de la rivière, mais il connaît des mots nouveaux qu'il sait lire et écrire maintenant. Et il est content.
Thibault et Manuel se quittent peu. Sur le vieux tronc, le soir, Thibault aide Manuel à faire ses devoirs... en surveillant la canne à pêche. Et Manuel apprend à Thibault à pêcher.
Entre sa maison cachée dans les arbres et les fumées du campement, Henri aperçoit souvent la silhouette des enfants, et il a chaud au cœur. Mais un soir, en rentrant chez lui, il est envahi par un curieux sentiment. Il hume l'air et fouille l'horizon du regard, nerveusement : il n'y a pas de fumée à l'emplacement du campement !
C'est alors qu'il voit sur une marche, devant la porte, un caillou sur une feuille de papier. Il reconnaît l'écriture de Manuel :
Grand, grand merci, Henri.
À bientôt. Mais... motus, hein !
Sa gorge se noue :
- Zut alors ! Ils sont déjà repartis.
Puis il esquisse un sourire en ajoutant tout bas :
- Eh bien, bonne route, Manuel ! À bientôt ! Motus... c'est promis !