Léonard, le rat musicien de Marie-Josée Lafon

La décharge municipale de Pompignan n'est pas une décharge publique comme les autres. Elle a sur son territoire une véritable célébrité. Certes, les hommes n'en savent rien ; mais tous les animaux connaissent Léonard, le rat musicien, authentique star du champ d'ordures.

Léonard se passionna pour la musique depuis cet après-midi d'été où son père lui donna à ronger une vieille flûte de bois, trouvée au milieu des décombres. Léonard souffla dedans et fut émerveillé par les sons qu'elle produisait. La flûte ne le quitta plus.
Il se mit à collectionner tout ce qui produisait des sons mélodieux : harmonicas, pianos d'enfants, tambourins, vieilles casseroles... Peu à peu, il apprit à jouer de tous ces instruments.

Mais son ambition ne s'arrêtait pas là. Il organisa sur la décharge une école de musique. Deux ans passèrent... et il se trouva à la tête d'un vrai orchestre de virtuoses.
Désormais - c'est une chose connue de tous les animaux ! - le LÉONARD'S JAZZ BAND donnait ses concerts chaque nuit de pleine lune. Belettes, renards, blaireaux, lapins, lièvres et mulots prenaient place sur le champ d'ordures et assistaient jusqu'à l'aube à un fabuleux concert.

Bien entendu, les hommes n'y étaient pas admis. Seule Louisette, la fille du chiffonnier, qui était l'amie de tous les animaux, avait le droit d'y assister. Et ce concert-là, elle ne l'aurait raté pour rien au monde.
Car ce n'était pas un concert triste où l'on reste assis sans même avoir le droit de tousser. Pas du tout ! C'était un concert plein de gaieté où tous les animaux dansaient à perdre haleine.
On pouvait y voir le renard danser avec la lapine, ou la belette twister avec le mulot. Mais dès le premier rayon de soleil, sur un signe de Léonard, la fête s'arrêtait. Les bêtes regagnaient leur trou, leur gîte ou leur terrier, et se donnaient rendez-vous pour la prochaine de pleine lune.

Tout se passa ainsi durant des années, jusqu'au jour où un inconscient (pour ne pas dire un imbécile) mit le feu à la décharge. Il arrosa d'essence un carton de vieux papiers, jeta une allumette et s'en alla... Au bout de quelques heures, toute la décharge brûlait.
Louisette appela les pompiers; mais ils ne prirent pas la peine de se déplacer... " Personne, dirent-ils, n'habite dans une décharge !" Ils oubliaient les rats. Des centaines de rats se trouvèrent sans abri.

Hélas, ce ne fut pas le seul désastre : les instruments du LÉONARD'S JAZZ BAND périrent, ce jour-là, au milieu des flammes. À la pleine lune suivante, Léonard expliqua, les larmes aux yeux, que les concerts étaient annulés.
Pour les bêtes de la forêt, dont certains venaient de plusieurs lieues, ce fut une terrible déception.
Un vieux sanglier grognon s'écria que c'était encore la faute des hommes; et toutes les bêtes regardèrent Louisette d'un drôle d'air... La petite fille ne se laissa pas impressionner :
- C'est vrai, dit-elle. C'est la faute d'un homme. Mais je suis prête à la réparer.
- Que proposes-tu ? interrogea Léonard.
- De vous acheter des instruments neufs.
- Tu n'es qu'une petite fille ! l'interpella un vieux chat de gouttière qui connaissait bien le monde des hommes. Tu n'as pas d'argent pour les payer.
- C'est vous qui allez me trouver cet argent !
- Et comment ?
Les animaux se mirent à rire mais Louisette ne se démonta pas :
- Ici, c'est un endroit où les hommes viennent jeter ce qui ne leur sert plus. Mais ce qui ne sert plus à l'un peut parfois être utile à un autre. Vous m'aiderez à rassembler tout ce qui n'est pas trop abîmé. J'irai le vendre sur le marché.
- Ma foi ! Ce n'est pas peut-être une si mauvaise idée, reconnut le vieux matou.
- Nous n'avons pas le choix, ajouta Léonard.
Une petite musaraigne arriva essoufflée :
- Tiens dit-elle à Louisette. Prend cette pièce d'or que j'ai trouvée autrefois. Je crois savoir que chez les hommes le métal jaune a beaucoup d'importance.

À dater de ce jour, les rats surveillèrent les gros camions-bennes. Dès que les hommes étaient partis, ils récupéraient ce qui pouvait se vendre et entassaient leur butin sous un rocher.
Chaque samedi soir, Louisette venait faire le tri. Et le dimanche matin, elle chargeai son bric-à-brac sur une vieille poussette et partait le vendre au marché. Les clients n'étaient pas généreux. Mais Louisette était patiente. Jour après jour, elle accumula une coquette somme d'argent.

Quand elle jugea la somme suffisante, elle alla dans un magasin de musique et acheta des instruments flambant neufs. Dans le plus grand secret, par une belle nuit de septembre, elle les remit à Léonard. Celui-ci n'en croyait pas ses yeux. Il sautait de bonheur. Il grattait les cordes, secouait les maracas, soufflait dans les flûtes à bec et battait du tambourin. Léonard le rat musicien était fou de joie.

Dès le lendemain, il reprenait les répétitions avec son nouvel orchestre. Et pour la nouvelle année, le LÉONARD'S JAZZ BAND remonta sur les planches.
La nouvelle s'était répandue. Il y eut ce soir-là plus d'animaux que jamais. Malgré la neige et le froid. La piste de danse était noire de bêtes. Léonard avait même le trac.
Mais à peine entré en scène, notre maestro emporta ses musiciens dans un tourbillon d'enthousiasme. Au bout d'une heure, l'ambiance était au tonnerre. Tous les animaux twistaient, swinguaient ou valsaient. C'était parti pour une folle nuit...
Lorsque le soleil se leva, après huit heures de swing-boogie-woogie-fox-trot, la décharge retentit d'un fracs d'applaudissements. Chaque musicien fut frénétiquement ovationné. Puis Louisette et Léonard furent portés en triomphe sur une charrette de bois tirée par un grand cerf.
De la mémoire de mulot, ce fut bien la fête la plus extraordinaire que l'on ait vue dans le monde des animaux.