Les saboteurs libéraux de l'école publique.


Dès 1992, la logique des futurs projets libéraux d'Allègre, Royal et Meirieu étaient bien mis en lumière par cette analyse dûe à Jacques Muglioni, regretté Inspecteur Général de philosophie.
( Les paragraphes en caractères gras ont été soulignés par nos soins, Ecole et République )
                                                                           

       
Libérer l'école


 Tout tient en deux mots : on prétend libérer l'école, tandis qu'on la réduit en servitude. L'école se disait libératrice : les progrès de l'instruction publique devaient permettre de changer la société. Maintenant, c'est la société telle qu'elle est qui veut changer l'école, en faire l'un de ses rouages, la mettre à son service exclusif. Pédagogues et sociologues au pouvoir accomplissent cette besogne de nivellement. L'école n'est plus le lieu où l'on peut s'instruire, s'élever à la culture, apprendre à penser par soi-même, à distance du présent. Elle n'est plus, au moins dans l'intention des politiques, que la servante de l'économie, l'antichambre du travail salarié ou des affaires. Platon disait, je crois, que pour former un esclave il faut peu de temps. Pas besoin d'école : un stage suffit. Pour faire des hommes libres, c'est autre chose !

 L'école est au banc des accusés. On lui reproche d'être un camp retranché, un univers carcéral ; en marge de toute réalité, elle ne prépare pas à la vie. Au lieu de s'enfermer dans une orgueilleuse indépendance, elle doit s'ouvrir, se mouler sur l'environnement, se tenir à la disposition des intérêts particuliers, régionaux, locaux. L'échec d'un nombre croissant d'élèves maintenus de force et contre leur intérêt dans la voie des études classiques est présenté comme l'échec de l'école elle-même. On en conclut que le changement quantitatif doit entraîner un changement qualitatif. Ce que tout le monde ne peut pas faire, qu'il soit interdit à quiconque de le faire !

 Car nul n'est respectable s'il n'est déclaré bachelier : tel est l'axiome de ce qu'on appelle effrontément l'école démocratique. Ce discours de mépris passera, comme tant d'autres. Peut-être même, selon de récents échos, est-il sur le point de passer... Mais en attendant, quel sort est-il réservé aux maîtres, instituteurs, professeurs, auxquels naguère encore une relation essentielle au savoir et à la culture assurait l'indépendance, l'autorité, par suite la considération à la fois du pouvoir temporel et du public ?

 Il faut poser la question en ces termes si l'on veut comprendre quelque chose à ce qui nous arrive. Il est certes indispensable de dénoncer la surcharge des effectifs, le délabrement des locaux, le désordre des établissements, l'insuffisance des traitements, la crise dramatique du recrutement et autres choses semblables. Mais cette dénonciation répétée risque de rester vaine si l'on ne remonte pas jusqu'à une cause générale. Car une telle abondance d'effets déplorables ne peut pas résulter de hasards malheureux, de simples maladresses politiques.

 Osons le dire : l'école, telle que la plupart d'entre nous la concevaient et, pour cette raison même, avaient choisi de la servir, n'intéresse plus la société dans l'ensemble du monde occidental. L'économie de marché, la trilogie production-échanges-consommation, déjà tant vantée par les économistes libéraux du XVIII° siècle, tend à investir la société dans toute son étendue pour ne laisser place à aucune autre institution vraiment indépendante. Dans l'euphorie de la consommation devenue mesure de toute vie, le public n'a plus d'exigence proprement politique. Ainsi s'installe une sorte de totalitarisme économique, doux en apparence, bariolé, mais en réalité exclusif, intolérant à ce qui ne lui est pas entièrement dévoué. L'école où l'on s'instruit par méthode et démonstration, où on lit pour le plaisir les plus beaux poèmes, est désormais de trop. On n'a pas d'argent à dépenser pour des choses aussi futiles, pour tout dire aussi peu rentables !

 Quand nous déplorons l'effet destructeur des réformes, il nous faut savoir que le mal vient de loin. Pardonnez-moi d'évoquer plus particulièrement la philosophie, mais toutes les grandes disciplines sont logées à la même enseigne. Simone Weil écrivait déjà en 1942 peu avant sa mort : " La mode aujourd'hui est de progresser, d'évoluer. C'est même quelque chose de plus contraignant qu'une mode. Si le grand public que la philosophie n'est pas susceptible de progrès, il souffrirait mal sans doute qu'elle ait part aux dépenses publiques. Il n'est pas dans l'esprit de notre époque d'inscrire au budget ce qui est éternel. "

 Pour sauver l'école, il faudrait qu'il existât une instance assez indépendante du monde des affaires, une autorité qui ne serait pas seulement préoccupée de faire marcher la boutique, en un mot une volonté proprement politique, comme il a pu en exister parfois dans un passé qui s'éloigne. Car nous en savons quelque chose : il est moins possible que jamais de faire passer en haut lieu le message le plus simple.

 Des hommes qui avaient juré la mise à mort du capitalisme sont maintenant grisés par le spectacle du supermarché mondial : ils sont fascinés par l'équilibre du budget, la bonne tenue de la monnaie et de la Bourse. Pour ne pas manquer une nouvelle fois le dernier train, ils ont même tendance, comme on dit, à en rajouter. Savez-vous qu'on va payer très cher la fin des illusions marxistes ?

 Le supermarché mondial, c'est grisant. Tenir tête aux japonais, c'est sublime. Mais pourquoi le marché devrait-il absorber toute institution, ne comporter aucune marge de liberté vraie ?

 Il fut un temps où le monde des affaires tolérait la libre spéculation dans le meilleur sens du mot. Dans une lettre adressée d'Amsterdam, Descartes écrit, " ... en cette grande ville où je suis, n'y ayant personne, excepté moi, qui n'exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit que j'y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne... Le bruit même de leurs tracas n'interrompt pas plus mes rêveries, que ferait celui de quelque ruisseau. " Mais nous ne demandons pas autre chose !

 Il est vrai que Descartes n'avait pas besoin, comme il dit si bien, de faire un métier de la science pour le soulagement de sa fortune. Mais enfin notre opulente modernité ne peut-elle donc tolérer un espace de liberté où il soit possible d'offrir instruction et culture sans l'obsession de la rentabilité ? Coûte-t-il vraiment trop cher de consacrer quelques heures à lire en classe Rimbaud ou Ronsard, de continuer à enseigner la démonstration ? Est-ce vraiment perdre son temps ? Car le temps, entendons le nombre d'heures de cours, c'est de l'argent ! Il est assurément plus économique d'appliquer sans réfléchir des formules toutes faites.

 Mais surtout l'univers de l'information audio-visuelle permanente est allergique à l'école. Dès qu'on croit savoir, on ne veut pas apprendre. Ce qui n'est plus tolérable, c'est de commencer par le commencement, de mettre en plein jour l'élémentaire, de procéder par ordre, de justifier ce qu'on avance. Le bain médiatique fait apparaître archaïque le moindre effort intellectuel. L'école n'est pas seulement déconsidérée ; elle n'est pas seulement en chute libre à la bourse des valeurs ; il existe jusque dans les milieux dirigeants une véritable haine de l'école pouvant seule expliquer l'acharnement avec lequel est mise en cause l'indépendance traditionnelle du corps enseignant.

 On a entendu dire un jour au cabinet d'un ministre, rue de Grenelle, qu'un professeur qui consacre une heure de recherche dans une bibliothèque vole cette heure à ses élèves. Il n'est plus question de flâner dans une librairie, de continuer à s'instruire, de se cultiver dans la discipline qu'on enseigne.

 Qu'on me pardonne cette redite : si le négociant, celui qui selon le latin n'a pas de loisir, pose la question de la fable : " que faisiez-vous au temps chaud ? " Il est impossible de lui répondre " je chantais " ; notre société affairiste tolère très bien le bruit, mais elle n'aime pas la musique !

 Et puis le loisir au sens grec, scholé, d'où vient le mot école, n'est pas comptabilisé par les grilles de gestion. On voudrait nous faire croire que, par son mode même de fonctionnement, notre société tend peu à peu à exclure de l'école tout ce qui se rapporte à la formation de l'esprit, à la culture désintéressée.

 Entendons-nous bien : ce discours n'est pas celui des industriels qui, quant à eux, préfèrent en général des hommes instruits et cultivés. Il est le fait des sociologues et des pédagogues conseillers du Prince.

 Le savoir et la culture continueront certes de se transmettre au petit nombre par les voies confidentielles et familiales dont peuvent toujours bénéficier les privilégiés. C'est une première forme de privatisation qui, n'ayant rien de spectaculaire, risque, au moins dans un premier temps, de ne pas susciter de contestation sérieuse. Faut-il alors nous en tenir à nos chères études en attendant que prennent fin les nuisances du discours pédagogique et que d'elle-même l'école renaisse de ses cendres ? Ou bien conduire en même temps avec vigilance la réflexion qui, dès aujourd'hui, peut nous conforter dans sa défense ?

 Communication présentée le 11 avril 1992 au colloque de Lyon-Villeurbanne

 

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