Modeste suggestion pour
résoudre les problèmes du baccalauréat
Anne Souriau. Lycée de Sèvres.
Texte publié dans le n° de
mars 99 de l'Enseignement philosophique, revue de l'Association des professeurs
de philosophie de l'enseignement public.
On connaît la Modeste suggestion pour résoudre
la question d'Irlande, où Swift, avec un humour noir féroce,
propose d'utiliser les enfants irlandais comme viande de boucherie. Notre
Modeste suggestion a l'inconvénient d'être moins sanglante,
alors que, comme chacun sait, massacres et tueries sont fort utiles : ils
fournissent les médias en photos terrifiantes et articles à
sensation (quant aux massacrés, torturés, affamés,
etc., tout gouvernement sait bien qu'on ne peut en tirer aucun profit économique,
et qu'il n'y a donc pas lieu de s'en préoccuper).
Mais cet inconvénient de notre suggestion est compensé
par un grand avantage : elle va dans la droite ligne des réformes
entreprises par le Ministère de l'Education Nationale, depuis bien
des années, et sous bien des ministres différents.
Quels sont en effet les principes
de tant de réformes annoncées ou déjà réalisées
?
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Principe 1 : il faut maintenir le
baccalauréat, mais à titre de mythe. L'idée, sous-jacente
dans le fait que bien des rapports officiels proclament la nécessité
de ce diplôme tout en proposant des mesures qui le minent intérieurement,
commence à apparaître plus explicitement ici où là.
Ainsi on lit dans le Rapport Fauroux (p. 26) que le maintien du baccalauréat
ne se justifie que par "sa grande place dans l'imaginaire collectif
des Français".
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Principe 2 : le succès à l'examen doit être
indépendant du niveau du candidat. Puisque le diplôme relève
de l'imaginaire, il est logique de le décrocher du niveau réel
de ceux qui l'obtiennent. On l'a commencé quand on a établi
l'annulation d'une épreuve écrite de quatre heures par une
épreuve orale de dix minutes, on a continué par des tentatives
pour imposer aux examinateurs une distribution des notes fixée d'avance
(et ils ont eu l'audace de s'y opposer, les misérables !), on persiste
en voulant introduire des épreuves où rien ne garantit que
la prestation soit bien celle du candidat (dossiers, oeuvres d'arts plastiques
faites hors surveillance, etc.).
-
Principe 3 : il faut discréditer
les examinateurs, et en général les professeurs, devant l'opinion
publique. Le niveau des candidats à l'examen ne comptant plus, ceux
qui seraient qualifiés pour l'évaluer ne doivent pas compter
non plus. Ainsi, les élèves passent automatiquement d'une
classe dans la classe supérieure, même si les professeurs
savent que l'élève y sera complètement perdu et ne
pourra pas suivre ; on attribue aux professeurs les difficultés
rencontrées par leurs élèves du fait des conditions
matérielles ou sociales où vivent leurs familles, etc. Au
besoin, on invente de toutes pièces ; ainsi,
tel ministre n'hésite pas à accuser publiquement un correcteur
d'avoir noté de 2 à 5 alors qu'une vérification élémentaire
montrait qu'il avait noté de 2 à 17, tel
autre ministre accuse un professeur d'abandonner ses élèves
pour aller faire de la poterie alors qu'il n'en était rien.
Tous les moyens sont bons.
-
Principe 4 : l'Éducation Nationale
doit être mise sous la dépendance des notables locaux. Après
avoir contesté les notes médiocres données par un
examinateur à quelque candidat lorsque celui-ci est fils ou nièce
d'un personnage important, on veut donner un droit de regard à ces
notables sur les contenus et méthodes d'enseignement, et même
sur la carrière des professeurs.
-
Principe 5 : Études et diplômes
doivent dépendre de l'argent que peuvent y mettre les élèves
et leurs familles. Les élèves qui ne peuvent compléter
par des leçons particulières ou des cours payants ne doivent
recevoir qu'une instruction minimale (cf. le rapport Fauroux), il faut
diminuer fortement les enseignements obligatoires que l'État a le
devoir d'assurer (cf. les grilles horaires proposées dans la " Charte
pour la réforme des lycées ", et le projet d'y diminuer les
options et de rendre optionnelles certaines disciplines jusqu'ici obligatoires)
; on propose (Charte et propositions Meirieu ) de remplacer certaines épreuves
du baccalauréat par un dossier, alors qu'il existe déjà
un commerce des dossiers et que maintenant des propositions de dossiers
payants ou de modes de soutenance de dossier également payants s'affichent
sur Internet.
-
Enfin, principe 6 - essentiel ! - : le
baccalauréat ne doit pas coûter trop cher à l'Etat.
Tout cela étant, il y aurait une
réforme bien simple qui satisferait à tous ces principes
:
-
On supprime toutes les épreuves du baccalauréat
(quelle économie ! Et voilà l'ensemble des enseignants, et
tout enseignement en général, dénué de toute
importance, puisqu'aucune connaissance ne sera plus nécessaire pour
être bachelier).
-
Le Ministère de l'Éducation Nationale attribue à
chaque département un nombre de diplômes à décerner,
en fonction du nombre de votes en faveur du parti au pouvoir, lors des
dernières élections (excellent moyen d'assurer une "citoyenneté"
comprise comme un conformisme aux idées des gouvernants),
-
10% de ces diplômes sont mis à la disposition des partis
de la majorité pour les distribuer aux familles de leurs principaux
soutiens (ce qui permet le népotisme et le favoritisme sans engager
un processus d'emplois fictifs et fausses factures ; puisqu'il n'y a pas
d'enrichissement en jeu, pas d'attaques possibles devant les tribunaux),
-
Les 90% restants sont vendus aux enchères (non seulement le baccalauréat
ne coûterait plus rien, mais même il remplirait les coffres
de l'État !)
On peut s'étonner qu'une réforme
aussi simple, aussi pratique, allant aussi nettement dans le sens du Ministre,
n'ait pas déjà été mise en place. mais n'en
perdons pas l'espoir : petit à petit, de réforme en réforme
nous nous y acheminons, et c'est bien ce qui finira par s'établir.
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