À lire: un article fort intéressant
paru dans
(L'opinion du 17.09.99)
Ferry, réveille-toi !
Ils sont devenus fous. Bien sûr, notre éducation nationale est
en crise. Mais cette crise est celle de notre société toute
entière et non pas celle d'un "mammouth" qu'il
suffirait de "dégraisser" pour qu'il marche droit. La
destruction de l'école de la République sous couvert d'une
nécessaire "réforme" révèle en fait la fin d'une
certaine conception de la culture et de la civilisation. La
réforme. C'est le mot-clé dès que l'on parle de l'Éducation
nationale. Depuis trente ans on réforme et on ne fait que
s'enfoncer dans la baisse générale du niveau des élèves et le
développement de la violence. Or, personne ne songe à faire le
procès des "réformateurs" successifs mais on
préfère évoquer des problèmes techniques ou - encore mieux -
le méchant "mammouth", sorte d'abstraction symbolisant
à la fois les serviteurs de l'État et l'État lui-même devenus
sous le règne de la mondialisation les deux faces d'un monstre
à abattre. Malgré le discours dominant, de nombreuses voix en
appellent à un retour aux sources de l'école républicaine et
aux enseignements fondamentaux. Plutôt Ferry et les
"hussards noirs" qu'Allègre et ses
ordinateurs pédagogues. Une profusion d'ouvrages parus
récemment en témoigne
dont celui de Martin Rey (voir ci-contre). "C'est au
tournant des années 60-70 que la France connut son plus haut
degré de bien-être physique et moral. Et lorsque nous parlons
de l'école de Jules Ferry, c'est à celle de nos vingt ans que
nous pensons" écrit-il. Si "réformer" c'est
détruire ou renoncer alors il s'agit de préserver un héritage
qui a fait ses preuves.
L'école : lieu de transmission ou "lieu de vie" ?
Rythmes scolaires, semaine de quatre jours, réduction des
programmes, "démocratie lycéenne", mettre l'élève
puis maintenant le professeur "au centre" de la
politique éducative, "professionnaliser" le métier
d'enseignant. Ces mots et ces slogans, qui pourraient résumer
l'approche de l'Éducation nationale par nos gouvernants,
dissimulent des réalités traduisant le formidable renversement
des buts jusqu'alors assignés
à l'école. Depuis ses origines, l'école républicaine était
considérée comme
un lieu à part. Elle visait à être un espace neutre -
politiquement,
religieusement, économiquement, socialement - et protégé où
l'on formait les
futurs citoyens. Elle était une institution dont la
préoccupation première
était de transmettre des savoirs et d'apprendre à vivre en
société autour de
références communes. Éduquer l'élève à ce qui le dépasse,
lui permettre de
comprendre le monde et d'y prendre place. Depuis au moins trente
ans, le processus s'est inversé. L'école -- lieu de maturation
de l'individu mais aussi de "séparation" d'avec
l'extérieur -- a été investie par la société, ses modes et
ses lubies. Mai 68 -- clapotis politique mais authentique
révolution culturelle -- et les politiques qui en ont été
inspirées ont cloué au pilori la "transmission du
savoir" au nom de la "créativité" et de la
"spontanéité". L'autorité, la sélection par le
mérite, la discipline, la rigueur, le respect des règles ?
Des vieilles lunes
"réactionnaires" voire "fascistes" dont il
faut se débarrasser au plus vite ! Trente ans plus tard,
Philippe Meirieu, le conseiller du ministre Allègre et
"père" des réformes en cours, parle de l'école comme
d'un "lieu de vie" où les élèves doivent
"inventer ensemble leur avenir". Quant aux professeurs,
l'inépuisable Meirieu dans un ouvrage intitulé "L'École
ou la guerre civile" les désigne comme les principaux
responsables des problèmes de l'école par leur
"despotisme", leur "absence
d'écoute" et leur "manque de respect des
élèves" (1) ! On croit rêver ! Ce
ne sont pas les nombreux actes de violence à l'égard des
enseignants qui
choquent le bon conseiller Meirieu, mais ces professeurs vraiment
pas "cool"
et trop despotes. D'ailleurs, il préconise également un nouveau
rôle aux
enseignants : "De transmetteur, le maître doit devenir
entraîneur" et "doit aussi assurer le service
après-vente". L'élève considéré comme une marchandise
et l'enseignant comme un vendeur. Finalement, tout cela est d'une
cohérence redoutable.
Baisser le niveau
des exigences
L'un des principaux griefs que l'on
adresse à l'école est de ne pas correspondre aux besoins du
marché et d'en demander trop aux élèves. Si nos enfants sont
chômeurs c'est parce que l'école ne leur a pas dispensé un
savoir opérationnel, "rentable" et leur a farci la
tête de machins inutiles, nous dit-on. C'est notamment le
discours du ministre qui réclame des "choses
concrètes" et des "programmes moins
contraignants". Pas besoin "de programmes de français
où l'on vous impose l'auteur, le livre, la page" (Le
Monde, 27 février 98). Philippe Meirieu renchérit : "Il
faut baisser le niveau des exigences" (Libé le 14 oct 98).
Au nom d'un prétendu utilitarisme, on en vient à sacrifier la
fonction même de l'école. Évidemment, lire Corneille et
Racine, comprendre Descartes et Diderot, ce n'est pas branché à
l'heure où l'on veut nous faire croire que la grande ambition
est de pouvoir surfer sur Internet. À bas donc le vieil
enseignement et les matières inutiles comme le latin, la
philosophie ou le français !
Que ceux qui pensaient que l'école était l'endroit où l'on
apprend à apprendre, à réfléchir, à poser un problème et à
s'efforcer de le résoudre, à raisonner et à acquérir un
semblant de culture générale, disposent ! À quoi bon organiser
son savoir, structurer sa pensée et son propos selon les notions
de logique, de clarté et de synthèse ?
L'effondrement de la culture littéraire classique et la
transformation des
mathématiques modernes en outil de sélection, qui ferme
d'ailleurs l'accès
de tous à la connaissance scientifique, est censée répondre à
la demande
d'une société ouverte, d'un monde globalisé. La culture de
l'écran plutôt
que celle de l'écrit. Pourtant, cette approche se révèle
déficiente sur tous
les plans y compris d'un point de vue étroitement comptable. La
spécialisation précoce, l'étude de cas et l'apprentissage
empirique sont toujours moins opérationnels que l'enseignement
théorique et l'apprentissage du raisonnement. Sans parler du
"coût humain", quel est le coût financier des
bataillons de chômeurs et d'exclus ? Une vraie formation est
coûteuse et non-rentable à court-terme mais réclamer un retour
au savoir traditionnel ce n'est pas prôner un enseignement
abstrait, inutile et d'un autre temps.
C'est justement parce qu'il y a la crise, le chômage et le
désespoir que
cette formation s'impose. Comme l'a écrit Jacqueline de Romilly
: "Tenir compte de la crise dans la formation des jeunes,
c'est leur fournir l'appui de textes capables de les aider à
l'affronter". Se vanter de réduire les coûts du service
public - comme Allègre le fait - ne suffit pas. Ce n'est pas en
allégeant les programmes et en baissant les horaires
d'enseignement (c'est-à-dire en baissant le niveau donc en
dévaluant les diplômes ce qui
revient aussi pour certains à prolonger les études afin
d'obtenir d'autres diplômes) que l'on formera des citoyens. En
revanche, l'analphabétisme et l'abaissement du niveau général
de culture nous fabriquent des générations entières de
"sauvageons" que notre société
"démocratique" parquera dans des ghettos ou des
prisons.
L'école source
de tous les maux
Par ailleurs, ce qui est étonnant dans
tous les débats autour de l'école c'est le renversement du lien
de cause à effet. Si l'école va mal -- tout le monde est
d'accord là-dessus même si des divergences peuvent apparaître
quant au diagnostic des maux dont elle souffre -- c'est à cause
de l'école nous dit-on. Il faut "dégraisser le
mammouth" s'exclame le ministre. Un peu comme si le ministre
de l'Intérieur déclarait à propos de
l'augmentation de la délinquance : "C'est à cause de la
police !". Est-ce
l'école qui crée le chômage, les familles explosées, la
désintégration du
lien social, la violence dans les banlieues ? Si le niveau
baisse, est-ce
l'institution qui est coupable ou le dévoiement dont elle a fait
l'objet
depuis tant d'années par des ministres, des conseillers et des
experts aussi
incompétents qu'irresponsables ? N'étaient-ce pas, pour ne
citer qu'eux,
Lionel Jospin et son conseiller Claude Allègre qui ont été à
la tête de
l'Éducation nationale de 1988 à 1991 puis le même Allègre
depuis 97 ? Ne paie-t-on pas aujourd'hui trente ans d'une
politique qui a sapé les fondements mêmes de l'école de la
République ? On apprend moins et on réduit les programmes. On
ne note plus ou presque mais on "évalue". À la
sélection par les résultats succède une sélection
"naturelle" : sociale et économique. Près d'un 1/3
des élèves sont éjectés avant le bac mais on fait semblant de
ne pas s'en apercevoir. Nos gouvernants s'indignent du
développement des violences dans les collèges et les lycées.
Mais faut-il s'étonner que des enfants ou des adolescents ne
respectent plus leurs professeurs ? Depuis trente ans, on nous
martèle que l'autorité c'est le mal, qu'il est "interdit
d'interdire",
que les sanctions et les punitions sont illégitimes, que la
récompense par
le mérite est une injustice, que le redoublement est une perte
de temps, le
respect des règles une idiotie et l'école une prison. Est-ce
surprenant que
des élèves - voire leurs parents - agressent ou insultent les
enseignants
quand le ministre manie lui aussi le mépris et l'invective à
leur égard ?
Est-ce surprenant, quand une société élève au rang d'idoles
des jeunes des
rappeurs à moitié analphabètes qui utilisent l'insulte, la
pseudo-révolte
lucrative, la violence des mots et des actes, de voir partout
s'étaler la
haine de la culture et de sa transmission ? Pierre Bourdieu,
voici trente
ans, accusait l'école républicaine de reproduire les élites et
d'accroître
les inégalités. On a détruit l'école et presque la
République, mais les
élites se sont encore resserrées et les inégalités agrandies.
Un bon bilan.
Le meilleur des
mondes
Nous assistons, en cette fin de
siècle, au mariage (apparemment surréaliste mais d'une logique
sans faille) entre les vieux soixante-huitards anarchisants et
les ultra-libéraux, entre tous les anti-État qui ne supportent
qu'une loi : celle de la jungle. Sous couvert de
mots généreux et de slogans ronflants (cf "la démocratie
lycéenne" alors que
le lycée n'est pas un lieu où la démocratie doit s'appliquer
mais où elle
s'apprend), on masque l'échec d'un système où 15 à 20 % des
élèves ne
maîtrisent pas "les compétences de base" à l'entrée
en sixième et où 10% des
français sont illettrés. Mais est-ce vraiment un échec ? Pour
les élèves et leurs
familles, pour les professeurs qui croient encore à leur mission
: sans
aucun doute. Pour le marché qui dicte la conduite des politiques
: non. Le
règne des technocrates et de la finance, les "élites
mondialisées"
s'accommodent très bien d'une majorité d'individus lobotomisés
qui ne
sachent ni penser ni s'exprimer. Le "pacte
républicain", tel que la France
l'a connu, s'établissait notamment sur un contrat social et
politique
consenti entre les citoyens et leurs gouvernants dans le cadre
national.
Aujourd'hui, l'intérêt général et le bien commun ont disparu
au profit de
droits particuliers et de revendications communautaires. Le cadre
national
n'est presque plus qu'une nostalgie. Les discours officiels
prônent la
liberté mais préparent l'asservissement et l'abaissement de la
volonté, on
vante la tolérance mais on exacerbe tout ce qui sépare. Chaque
matin, on
fait l'apologie de la démocratie et du débat alors que les
citoyens n'ont
plus prise sur rien sauf sur l'anodin. Bref, on déguise une
formidable
régression de la personne humaine et de la vie en société
derrière quelques
progrès technologiques censés nous apporter le salut. Claude
Allègre promet
un ordinateur pour chaque enseignant et d'un coup tout s'éclaire
: le monde
sera incontestablement meilleur.
Martin Rey :
«Réformer, ce n'est pas abandonner»
Aujourd'hui, de nombreuses voix en appellent à un retour aux
sources de l'École républicaine et aux enseignements
fondamentaux. Une profusion d'ouvrages parus récemment en
témoignent. Parmi ceux-ci, "La chute de la maison
Ferry" de Martin Rey dans lequel ce professeur agrégé, en
poste dans la région de Toulouse, accuse Claude Allègre d'avoir
liquidé l'école de la République. Avec cet essai aussi
brillant par le style qu'incisif par le propos, il livre une
analyse implacable des mécanismes qui ont remis en
cause non seulement l'école mais aussi une certaine idée de la
République.
Entretien.
Opinion Indépendante : Vous accusez
Claude Allègre d'avoir
liquidé l'école de la République. Comment expliquez-vous que
le ministre,
qui aujourd'hui veut placer les enseignants au coeur de sa
politique, semble
jouir d'une bonne image dans l'opinion, celle de l'homme du
mérite et de la
sélection quand vous le décrivez comme celui du nivellement
démagogique ?
Dans nos "démocraties-marché", il est normal qu'un
homme comme
M. Allègre séduise la majeure partie de l'opinion. Lui et ses
amis, M.
Meirieu notamment, sont arrivés aux affaires auréolés de
toutes les cautions
technocratiques possibles et imaginables... Scientifiques et
pédagogues,
"spécialistes" en un mot, ils devaient nécessairement
être à même de
résoudre les problèmes de l'Éducation nationale. Ce qui
revient à dire que
ces problèmes sont essentiellement d'ordre techniques et
pédagogiques, alors
que selon nous ils relèvent d'abord de la culture -entendez, des
valeurs et
du politique, c'est-à-dire de choix de société et de la foi
que nous pouvons
avoir en la démocratie... Le recours de plus en plus fréquent
aux experts
--dont il ne s'agit pas ici de nier la compétence ni même
l'utilité-- confirme
une fois de plus, si besoin était, la dérive de nos sociétés
vers un
despotisme éclairé qui n'ose pas dire son nom. Au surplus,
Claude Allègre, a
su habiller son discours des oripeaux de la démocratie --et la
démocratie
lorsqu'elle n'est plus qu'oripeaux se transforme en démagogie,
flirte avec
le poujadisme. Pour imposer sa réforme et briser la résistance
des
professeurs dont on peut au moins supposer qu'ils connaissent
leur métier,
il n'a pas hésité à se servir du discrédit du corps
enseignant dans
l'opinion, et à l'aggraver. Par exemple en cautionnant l'idée
que les
professeurs sont des dilettantes, des champions de
l'absentéisme... Il a
donc su conjuguer le respect toujours plus grand pour
"l'expertise" et des
passions basses, comme la jalousie entre groupes sociaux,
attisée par la
crise. C'est surtout dans cette façon de gouverner, en
manipulant l'opinion,
en jouant sur le ressentiment, en désignant sa propre
administration comme
principal adversaire, que le ministre est fautif...
Au demeurant le roi est nu à présent. L'opinion, et en premier
lieu les parents d'élèves et les élèves eux-mêmes, qui, le
plus souvent, ont
soutenu ou approuvé M. Allègre, ne vont pas tarder à
s'apercevoir que la
fameuse réforme est en grande partie une coquille vide, qui se
résume pour
l'essentiel à la mise en place d'un simulacre de démocratie
directe dans les
lycées et à des allégements d'horaires et de contenus,
dommageables
finalement à la qualité de l'enseignement et à l'égalité des
choses. Les
élèves qui réussiront ce seront plus encore, ceux qui, chez
eux, peuvent
lire, utiliser un ordinateur ou profiter de la culture de parents
instruits... On voit bien, avec les nombreux dysfonctionnements
de la
rentrée 99, que les vraies questions, celles des moyens par
exemple, sont
loin d'être réglées. Est-ce encore la faute des enseignants ?
Vous mettez en évidence une manipulation du langage et du sens.
Ainsi un terme comme «réforme» recouvre selon vous des
réalités cachées.
«Réforme» ?
Il existe un lien direct entre l'action
de M. Allègre et le
"travail" de la pensée libérale et de la société
libérale sur le langage. Et
pas seulement par ce que le ministre, ainsi qu'il l'a prouvé en
contrefaisant ce qu'il pense être la langue du peuple, maîtrise
parfaitement
les techniques de la communication... mais parce que lui-même et
l'opinion
sont prisonniers de représentations véhiculées par le discours
libéral et
technocratique. Le sens de bien des mots a été dévoyé,
galvaudé. La foi
ancienne dans le progrès a été transformé en sacralisation du
changement
pour le changement, en superstition de la réforme, sans qu'on ne
se soucie
plus, d'ailleurs, de distinguer entre progrès moral ou social,
et innovation
technique. Du coup, le ministre n'envisage même pas qu'il puisse
faire autre
chose que "réformer", plutôt que de maintenir, ou de
restaurer... Cela est
d'autant plus grave que, dans le discours actuellement dominant,
le mot
"réforme" a lui aussi changé de sens. Il ne signifie
plus "amélioration",
mais de plus en plus souvent "abandon". La réforme de
la Poste, c'est en
fait la fermeture d'un grand nombre d'établissements ruraux, qui
accélèrent
la désertification... On pourrait dire la même chose pour les
hôpitaux. Or,
si nous sommes convaincus qu'il n'y a pas d'autre alternative que
d'aller de
l'avant, entraînés par je ne sais trop quel "sens de
l'histoire", à quoi bon
parler encore de démocratie ? La démocratie c'est le choix, y
compris de
revenir en arrière.
On nous présente la crise de l'école comme un problème interne
à
l'école. Plus globalement, vous estimez qu'à travers l'école
c'est un choix
de civilisation qui est en jeu.
La réforme de Claude Allègre implique évidemment un choix de
société et même de civilisation, dans la mesure où elle
soumet entièrement
les choix de formations de la jeunesse aux impératifs du
marché,
c'est-à-dire aux exigences des employeurs. C'est une démarche
purement
utilitariste, qui ruine en grande partie les ambitions humanistes
de l'école
républicaine. Elle est peut-être dictée par le souci légitime
de prémunir
les jeunes contre le chômage, mais selon moi elle est vouée à
l'échec. Le
chômage, et plus encore la précarité, sont inévitables dans
les sociétés
libérales régies par le marché -à tel point qu'on nous
présente la précarité
comme la seule alternative, comme la seule solution au chômage.
On se lance
donc dans un combat perdu d'avance, sans comprendre qu'on
condamne des
millions d'individus à mal vivre dans une société qui
n'offrira pas à tous
la chance d'un épanouissement professionnel. À terme, on
accroît le malaise social.
Si les libéraux libertaires de droite comme de gauche s'en
prennent à l'Éducation nationale, vous dites que c'est parce
qu'elle est une
éducation et parce qu'elle est nationale.
Il faut évidemment relier cette question à la précédente : si
la
précarité est le moyen de faire reculer le chômage, il est
clair que cette
précarité ne pourra être proposée -ou imposée- qu'à des
individus n'ayant
qu'un faible bagage intellectuel, et donc peu fondés à se
montrer exigeants
sur le marché du travail. C'est ce que j'appelle la
"déqualification
compétitive" : les jeunes qui n'auront suivi qu'une
formation de base
allégée constitueront une masse de main-d'ouvre parfaitement
adaptée au turn
over et aux petits boulots de l'économie libérale. Le faible
niveau de
culture générale de ces individus permettra de leur faire
accepter comme
naturelle, inévitable la situation qui leur sera faite -car
l'éducation
civique dont les ministres nous parlent tant n'est en fait qu'une
école de
résignation et de conformisme, et ne saurait préparer les
citoyens de demain
à contester un ordre injuste. On les condamne à vivre et penser
comme des porcs...
Et cela d'autant plus que tout est fait pour réduire l'individu
à ses seules forces, pour l'isoler. Tandis que les libéraux de
droite
persuadent les Français qu'il n'est guère possible d'agir dans
le champ
économique, les libéraux de gauche s'acharnent à discréditer
l'idée de
nation. Ils ravivent ainsi de vieilles rancunes contre l'État,
et prétendent
lutter contre les idées d'extrême-droite. Mais ce faisant ils
font surtout
le jeu du libéralisme, parce que la nation c'est aussi une
structure de
solidarité, un corps qui résiste, et veut, parfois...
Je crains qu'on ne confonde, malheureusement, le signe des
choses et leur réalité. À quoi bon augmenter le nombre des
diplômés, si cela
ne se fait que par la dévalorisation des diplômes ? À quoi bon
parler
d'égalité des chances quand l'allégement des contenus, qui a
pour corollaire
l'allongement de la durée des études, favorise au bout du
compte ceux qui
peuvent les financer ? À quoi bon parler d'épanouissement, et
même de
"libération" des enfants, si c'est pour en faire les
journaliers du XXIe
siècle ?
Depuis 68, il y a eu dans les esprits une sorte
d'institutionnalisation de la révolte et de l'insoumission. Des
notions
comme le respect et l'autorité sont désignées comme ringardes
voire
"fascistes". Une révolution culturelle à l'envers
est-elle nécessaire ?
La perversion du langage, c'est déjà la révolte contre les
valeurs, l'effondrement des valeurs. Quand on serine aux gens que
la liberté
c'est de pouvoir téléphoner plus longtemps, que le bonheur
dépend de la
marque de voiture, il est clair que les repères sont perdus...
Je ne crois
pas que l'on puisse s'en tirer en disant que les "valeurs
ont changé",
recours, très fréquent, au relativisme, qui équivaut tout
simplement à nier
l'existence du mal. La ruine de l'école républicaine est
l'aboutissement
d'un long processus, dont les principaux moteurs sont le culte de
la
jeunesse, le refus d'admettre qu'il existe des élèves doués et
d'autres qui
ne le sont pas, et cette idée surtout que toute autorité est
mauvaise, et
doit être abaissée. Traumatisé par l'histoire des régimes
totalitaires, et
dans l'espoir de construire une population viscéralement
démocrate, on a
repensé nos systèmes et nos modes d'éducation dans une
perspective anti
autoritaire, censée préserver la bonté native des enfants...
Ce rousseauisme
de bazar se révèle aujourd'hui désastreux : enseigner dans un
nombre
toujours plus grand d'établissements, devient inutile, voire
dangereux ;
l'incivilité progresse à grand pas, de même que la
délinquance juvénile.
Pour sortir de cette impasse, il faut s'attacher en priorité à
restaurer
certains principes républicains -rappeler par exemple qu'un
enseignant n'est
pas un domestique au service des usagers, mais un représentant
de l'État- et
revaloriser les valeurs. Mais est-il encore possible de faire
admettre aux
gens qu'une autorité, lorsqu'elle a pour origine la volonté du
peuple, le
savoir et l'âge, est tout à fait légitime ? J'en doute, et de
toute façon
cela ne peut se faire par une "politique d'ordre
moral", c'est-à-dire par la
contrainte... C'est un long travail qui commence.
La Chute de la maison Ferry, Arléa.
Pour plus de renseignements sur ce texte ou sur École et République, contactez mechantloup@geocities.com