Interview d'un homme de droite : Allègre et le culte de l'entreprise.
Ce texte éclairera tous ceux qui croient encore qu'Allègre est républicain et soucieux du bien public !
 
 
CLAUDE ALLÈGRE
 
 
Contesté. le ministre ne lâche pas prise : l'Éducation nationale doit en finir avec les archaïsmes. Pour souvrir à lentreprise et aux nouvelles technologies
 
 
L'EXPANSION-- Après les États Unis, la France semble entrer à son tour dans une " nouvelle économie "fondée sur l'exploitation des technologies et du savoir. L'Éducation nationale est-elle à la hauteur de l'enjeu ?


CLAUDE ALLÈGRE-- Mais nous avons déjà commencé a répondre à ce défi ! Nous faisons plein de choses dont on ne parle pas... je regrette que personne ne parle pas de notre loi sur l'innovation qui va changer fondamentalement les rapports entre la recherche et l'industrie. Nous avons lancé un concours des entreprises innovantes. Avec Bercv. nous avons organisé un concours d'incubateurs nous avons mis en place un fonds de capital-risque. Tout cela a coûté 1 milliard de francs cette année. Nous avons fait entrer Internet à l'école: quand on est arrivés, il y avait 30 % de lycées câblés; aujourd'hui, il y en a 100 %, et 70 % des collèges. On organise des stages pour les enseignants, et on va mettre Internet dans toutes les salles de profs pour que les programmes pédagogiques qui existent ici ou là soient relayés. La modernisation est en route.


L'EXPANSION--Le mammouth a donc gagné en -souplesse...


CLAUDE ALLÈGRE--Mais on est en train de changer tout le système ! La dynamique du changement se poursuit. C'est le fruit d'une volonté politique. Vous seriez parvenu à réconcilier l'Éducation nationale avec les entreprises ? Les deux univers s'ignorent pourtant depuis des décennies... Il y a six ans encore, les enseignants ne voulaient pas entendre parler de travail avec les entreprises. Il n'y a plus aucun problème aujourd'hui, la glace est rompue. Vous ne vous rendez pas compte de l'évolution. Il y avait une telle mentalité dans cette maison Par exemple il suffisait quand Jospin était ministre qu'il parle d'alternance pour que les syndicalistes se fâchent. La modernisation du langage des syndicats (Notat, mais aussi Viannet et Thibault), qui parlent de l'entreprise plus seulement comme lieu de lutte sociale, niais aussi comme lieu de production de richesse, a contribué à cette évolution. Les patrons comme Jérôrne Monod (Suez-Lyonnaise)ou Jean-Louis Beffa (Saint-Gobain) vous le confirmeront. Le changement est radical, et il est dû à deux ans de travail obstiné, pendant lesquels on a mis les gens en face pour discuter, convaincre. Si on avait abordé le problème en faisant une loi, cela aurait été la révolution. Au lieu de ça, on a amené chacun à négocier. Je suis particulièrement fier et heureux de ce travail. Il y a une vraie découverte réciproque : l'entreprise réalise que le lycée professionnel est de qualité ; les enseignants voient que la coopération avec les entreprises leur apporte beaucoup. Pour l'enseignement professionnel, je me suis contenté de fixer un cadre au niveau national, et maintenant les négociations se sont engagées librement entre les lycées et les entreprises : l'enseignement se fera désormais en alternance complète entre lycée et milieu professionnel.


L'EXPANSION-- La recherche française, qui , est sous votre tutelle, souffre également de vivre en vase clos, en dehors de la sphère productive.
 
 
CLAUDE ALLÈGRE--Oui je lis encore parfois que la recherche ignore les entreprises. Mais c'était il y a quinze ans ! Là encore on est en train de changer complètement le système. La loi sur l'innovation, promulguée cet été, permet maintenant aux chercheurs d'être conseillers dans une entreprise, ou d'en être actionnaires. Ils peuvent aussi être détachés pendant six ans sans perdre leur situation antérieure, et utiliser les moyens de ]'Université pendant trois ans pour créer leur propre entreprise innovante.


L'EXPANSION--Faire évoluer les structures, c'est bien, mais ce qui est déterminant, ce sont les mentalités, celle du chercheur qui se refuse à être ou à travailler sur des sujets commerciaux. Les mentalités vous semblent-elles avoir changé ?


CLAUDE ALLÈGRE-- Oui, car une idée nouvelle se fait jour : le rapport entreprise Éducation nationale (que ce soit l'école ou la recherche) peut être à bénéfice mutuel. On entre dans une bataille économique mondiale qui est la bataille de la matière grise. Voyez par exemple l'industrie pharmaceutique. Contrairement à ce qu'on a pu raconter, 85 % des molécules nouvelles sont trouvées dans des laboratoires de recherche fondamentale. D'où la stratégie actuelle de Rhône-Poulenc ou de Hoechst, qui externalisent leur recherche : ils préfèrent financer des laboratoires universitaires avec- lesquels ils ont des contrats. Nous organisons ces transferts entre les laboratoires et les entreprises, dans les centres nationaux de recherche technologiques.
 
 
L'EXPANSION--On a beaucoup critiqué votre méthode, vous reprochant d'avoir déchaîné l'hostilité des enseignants. Rétrospectivement, vous pensez que vous avez eu raison de taper si fort sur la table, en arrivant ici ?
 

CLAUDE ALLÈGRE--Je ne sais pas si jai eu tort ou raison, j'ai tenu bon, face aux adversaires du changement Les mentalités évoluent c'est le résultat qui compte. Et c'est ce que je voulais. C'est ma stratégie. Mais je ne lai pas fait systématiquement, sortons de la caricature. Par exemple, sur les rapports entreprises-écoles, vous ne m'avez vu faire aucun éclat. Là, il fallait travailler discrètement.
 
 
L'EXPANSION-- Vous ne regrettez pas votre formule de lépoque selon laquelle il fallait " dégraisser le mammouth "


CLAUDE ALLÈGRE-- Pas du tout. J'ai fait ce que j'ai dit.


L'EXPANSION--En quoi l'avez-vous fait ?


CLAUDE ALLÈGRE--Les gens n'ont pas compris mes propos de l'époque : je parlais de l'administration centrale et de la gestion centralisée du ministère. Là, on a effectivement réduit les effectifs de près de 500 personnes, qui sont parties sur le terrain. On a surtout engagé un vrai mouvement de déconcentration. On aurait dû lancer cette déconcentration bien avant. C'est pour cela que je suis souvent critique à propos de Francois Bayrou, Il a été le premier ministre de l'Éducation dans la situation où je me trouve moi - même, c'est-à-dire dans une époque où il n'y a plus de croissance démographique des élèves. On ne peut pas accuser les ministères d'avant : ils géraient un flux montant, dont ils ne comprenaient l'ampleur que le 5 septembre... Bayrou, lui, pouvait réformer, et il n'a rien fait. Du coup, on a pris un gros retard sur le plan de la gestion. J'essaie maintenant d'introduire ici des méthodes simples. On a par exemple créé un intranet [un réseau informatique interne, NDLR] de l'Éducation nationale, on a introduit la gestion par projet dans l'administration : dans le ministère même, les gens ne communiquaient pas assez entre eux, ne travaillaient pas assez en équipe.


L'EXPANSION--Vos rapports avec les profs sont quand même très conflictuels, parce que vous êtes arrivé en les critiquant sévèrement.


CLAUDE ALLÈGRE--Personne n'aime plus l'école et le métier d'enseignant que moi: c'est le mien, celui de mes parents, celui de mon frère, de ma femme, et de ma fille. Il demande beaucoup d'engagement personnel, de dévouement voire une forme d'ascèse. Mais lorsque certains enseignants ne sont pas à la hauteur de leur mission... oui, je l'ai dit. Cela ne concernait évidemment pas la très grande majorité d'entre eux. A tous, je dis " à vous de jouer", à vous de construire le changement.


L'EXPANSION--Mais peut-on réformer l'Éducation nationale sans les enseignants ?
 
 
CLAUDE ALLÈGRE--Bien sûr que non, ils doivent être les moteurs du changement. Et je constate que les choses commencent à changer. Je leur fais confiance, je veux libérer leurs capacités créatrices.
 
L'EXPANSION--Et l'introduction des nouvelles technologies ? on se souvient du fiasco d'informatique pour tous, dans les années 80...


CLAUDE ALLÈGRE--Les enseignants ne constituent pas un corps uniforme ; il y a des différences de génération, notamment. Aujourd'hui, les jeunes profs ont déjà presque tous un ordinateur. Mais. C'est vrai, il y a encore de véritables allergies. Laissons faire le temps. Cela étant, la vraie bataille n'est pas dans le matériel, elle est dans le changement de pédagogie. Je pense qu'on est dans une phase de rupture radicale. Actuellement, l'enseignement traditionnel est unidimensionnel (le professeur parle et l'élève prend des notes). C'est le même rapport que avec la télé... Lordinateur change tout : il vous pose des questions. vous pouvez vérifier si vous connaissez votre cours, vous l'interrogez et il répond, etc. Vous prenez l'habitude de l'interaction. Et on va aller dans l'interactif pendant les cours. On le sent déjà, ça rejoint une volonté des élèves. Ces élèves formés à l'interaction seront beaucoup plus aptes à se reconvertir à travailler dans l'entreprise. On est dans une grande révolution, et le rôle des profs est essentiel. à condition qu'ils jouent le jeu. Il va falloir qu'ils fabriquent cette synthèse entre les valeurs traditionnelles de notre enseignement, avec tous les contenus de notre culture, et cette nouvelle manière d'apprendre les choses. Ce n'est certainement pas la fin des profs : c'est une nouvelle pratique. Ils sont plus importants que jamais!
 
 
L'EXPANSION--Mais les Français restent justement attachés à l'école républicaine traditionnelle, parce qu'elle est l'un des symboles de l'identité nationale. Cette valeur symbolique n'est-elle pas un frein à la modernisation ?
 
 
CLAUDE ALLÈGRE--Service public ne veut pas dire ringardisme. Je pense au contraire que c'est l'avant-garde de la réforme et des innovations. On a longtemps cru dans cette maison en particulier, qu'égalité des chances voulait dire uniformité. C'étaient les maths et le latin la blouse grise, etc. Je pense que c'est une erreur fondamentale et que cette erreur éclate aujourd'hui au grand jour. Égalité, ça veut dire diversité. Reconnaissance de la diversité des talents de la diversité des méthodes pédagogiques, de la diversité régionale, de l'aide individuelle. Je suis pour l'esprit d'entreprise dans le service public. Il faut que les enseignants innovent, qu'ils inventent des choses. Je suis contre un système où le ministre impose les programmes dans le moindre détail. C'est une autre manière de faire, mais toujours dans le service public.


L'EXPANSION--Vous pensez donc qu'il y a un avenir pour l'école républicaine laïque dans la révolution technologique ?
 
 
CLAUDE ALLÈGRE-- Absolument. Ce qui ne veut pas dire qu'il faudra qu'elle fasse tout. Par exemple, pour lenseignement à distance, je ne suis pas du tout opposé à ce qu'il y ait des partenariats avec des opérateurs pour distribuer l'information. Mais les contenus éducatifs doivent rester du ressort des enseignants et du service public. Je reste très attaché à l'Éducation nationale service public, déconcentrée certainement, mais toujours avec l'égalité républicaine. Rien n'a changé là-dessus. Ce serait une grande erreur que d'assimiler modernité et libéralisme. Pour preuve, je vous donnerai deux exemples récents : l'accident de train en Grande-Bretagne et la vache folle. Deux conséquences d'une libéralisation excessive. Qu'il y ait une liberté du marché. Oui, il ny a pas de débat là-dessus. Mais il est nécessaire que l'État assure un certain nombre de fonctions de cadrage, et l'enseignement en est une au même titre que la justice. Il est vrai néanmoins que si le système français est resté centralisé, gérant 1.2 million de fonctionnaires depuis la rue de Grenelle, il serait victime dune paralysie assurée. Là encore, service public veut pas dire rigidité, même si ici ou là, en France, il est resté trop rigide. A nous de l'assouplir dans ses pratiques, mais non dans ses principes.


L'EXPANSION--Que pensez-vous de la polémique sur les stock - options, qui enrichissent un petit nombre de cadres et de dirigeants français ?


CLAUDE ALLÈGRE-- Les stock-options - autrement dit le salaire différé - sont indispensables pour les entreprises innovantes : cela permet d'associer financièrement 1es salariés au développement d'une start-up. La loi sur l'innovation prévoit d'ailleurs un dispositif de ce genre. En somme, les stock-options, c'est une bonne idée mais il faut deux conditions : qu'elles soient transparentes et qu'elles ne soient pas réservées au gouvernement d'entreprise.


L'EXPANSION--Vous ne craignez pas qu'on jette le bébé avec l'eau du bain, et qu'on condamne ce dispositif à cause de quelques excès ?


CLAUDE ALLÈGRE--Le gouvernement n'est pas stupide. Il y a là des gens suffisamment intelligents pour ne pas tout mélanger.


L'EXPANSION--On peut donc être de gauche et favorable à la création d'entreprise ?


CLAUDE ALLÈGRE-- On peut à la fois mener un politique économique moderne, dynamique, et être de gauche. C'est ce que font le gouverne ment et Dominique Strauss Kahn.
 
 

PROPOS RECUEILLIS par LAURENCE VILIE ET FRANÇOIS LENG pour L'EXPANSION n°608, 4-7 Nov 1999



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